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Je me souviens… de Claude-Jean Philippe

Du ciné-club d’Antenne 2 à l’hôpital, l’actrice et romancière revient sur des moments passés avec le critique, décédé le 11 septembre.

Claude-Jean Philippe, en décembre 1987. (Photo Gamma)
Par
Sylvie GRANOTIER
Publié le 15/09/2016 à 18h31

Quand on évoque Claude-Jean Philippe, immanquablement, chacun se souvient. Et d’abord, de la petite musique de son générique qui nous faisait valser jusqu’au film attendu.

Mon premier souvenir du Ciné-club d'Antenne 2, c'est les Amants crucifiés. Adolescente, bouleversée, je n'ai plus raté une seule séance. Comment Claude arrivait-il à susciter autant d'envie et de curiosité chez des spectateurs de tous âges ?

La passion alliée à la générosité.

Je me souviens de notre amie Hélène qui nous a présentés.

Je me souviens que je n’ai jamais voulu le tutoyer.

Je me souviens des vendredis soirs où il tenait table ouverte à l’heure d’Apostrophes, et nous rejoignait, petit groupe amical et joyeux réuni autour de lui et autour du cinéma. Il était facile de confondre les deux.

Je me souviens de lui jouant Orgon dans un Tartuffe amateur. Je me souviens qu’il rêvait de jouer le Bourgeois gentilhomme.

Je me souviens qu’on a regardé l’hommage de Hollywood à Hitchcock qui nous faisait pleurer et de la comédie de boulevard, le Roi, qui nous faisait rire.

Je me souviens qu’on ne s’est jamais entendu sur William Wyler.

Je me souviens de son trac et de sa joie, égaux aux miens, à nous retrouver devant la caméra de Sandrine Treiner pour Inconnu à cette adresse.

Je me souviens du ciné-club qu’il animait à l’Arlequin. Dimanche matin, 11 heures, le rendez-vous du bonheur. A la terrasse d’en face, devant son café noir, Claude évaluait la cote du film du jour à la longueur de la file des spectateurs.

Je me souviens, qu'il a montré les deux versions d'Elle et Lui à une amie qui ne connaissait que celle avec Cary Grant et Deborah Kerr.

Je me souviens de notre désaccord sur le François d'Assise de Rossellini.

Je me souviens qu’il avait l’art de l’anecdote ou de la citation qui nous rendait familiers les réalisateurs les plus mythiques.

Je me souviens que c’est dans une chambre d’hôtel qu’il a rencontré John Ford. Je me souviens que la même histoire pouvait le faire rire à l’infini. Comme la justification des plans fixes par Ford : vu leur salaire, c’était aux acteurs de bouger leur cul, pas à la caméra !

Je me souviens du rire de Claude.

Je me souviens qu’il a écrit un livre sur Renoir, son double idéal, et qu’il aimait Truffaut qui aimait l’amour, le cœur et la chair du cinéma.

Je me souviens qu'il était fou amoureux de Miriam Hopkins dans Sérénade à trois, quand elle se jette sur un divan en disant «But I'm no gentleman.» Il redisait la réplique, éternellement enchanté par le charme érotique de la comédienne.

Je me souviens de son goût pour la légèreté, chez les gens comme dans les films.

Je me souviens qu’il était inconditionnel d’Aki Kaurismäki.

Je me souviens du Château de l'araignée qu'il n'avait pas vu depuis longtemps et qui le déçut, comme il l'annonça au public. Je me souviens de son visage d'enfant ravi à qui on propose un sac de bonbons quand une voix s'est élevée pour le contredire : fallait-il qu'il ne comprenne rien à la tragédie, ce film était génial ! Il adorait les désaccords pourvu qu'ils soient féconds. Sa mémoire était mouvante, jamais figée, aussi vivante que le cinéma.

Je me souviens de sa radicalité face aux banalités ou aux questions idiotes. Visage fermé, Claude tournait le dos à l’intrus et le faisait disparaître sans commentaire.

Je me souviens de ses moments préférés, quand un spectateur radieux levait la main pour annoncer que ce film-là, ce jour, pour lui, c’était la première fois et qu’il le trouvait formidable. Une jubilation complice explosait sur le visage de Claude. J’imaginais la voix de Renoir en off : «T’a vu ça, hein ? C’est quelque chose, non ?».

Son enthousiasme intact après tant d’années.

Je me souviens qu'en janvier, l'Arlequin a fêté les 25 ans de son ciné-club. Claude avait choisi Tous en scène, hommage absolu au spectacle et à ceux qui le font. La salle était pleine et chacun avait apporté à manger et à boire pour un grand pique-nique improvisé au bar du cinéma. Claude se taisait avec son visage de bonze de quand il était très ému. Je me souviens que, tout au long de la fête, les spectateurs se sont succédé à la table où il était assis pour lui dire, merci, merci, merci.

Je me souviens qu'à l'hôpital, ses jours comptés, il a dit à son amie Sandrine : «Quand je pense à tous les films que je n'aurai pas eu le temps de montrer.»