Les Pokémon ont envahi les cours de récréation il y a environ quinze ans. On les croyait devenus obsolètes sauf pour une poignée d’adolescents supposés devenus adultes entre-temps. Les voilà de retour en force grâce à la découverte d’une activité vieille comme le monde, la chasse, associée à notre nouvelle prothèse neuro-manuelle : le téléphone mobile.
Pokémon Go(PGo) est un cas d’école médiatique. Décrété «phénomène» avant que la chose le soit devenu, avant même que la plupart des gens qui y participent aient la moindre idée de ce jeu. Une fois de plus, les médias prescrivent en prétendant décrire. Etant d’abord une entreprise financière, l’application exige du joueur l’accès à ses comptes Google et/ou Facebook. Ce qui laisse entrevoir une géospatialité future organisée selon les habitudes d’achats des utilisateurs. Se retrouver à chasser une petite forme furtive dans un magasin Nike peut vous conduire à un achat imprévu qui sera associé immédiatement au plaisir de la trouvaille, du Pokémon mais aussi des baskets. L’une des raisons du succès de PGo est la grégarité des gens qui veulent «en être» de ce succès autoproclamé et programmé. Les médias participent donc à un business. Ils font là, comme ailleurs, de la promotion avant de faire de l’information.
Dans ce jeu, la réalité est intégrée sous forme ludique. Toute violence est transmuée en jeu. Agissant sur un instinct aujourd’hui tabou, la chasse, il utilise la technique pour définir une réalité aseptisée, sécurisée, surveillée, politiquement correcte. Oui, l’instinct le plus vieux du monde, chasser, n’a plus droit de cité que sous forme de sport, de jeu, de vidéo, de cinéma. S’ajoute à cette désinhibition tout confort, le plaisir de l’exception imaginairement acquise. Au lieu des bois de cerf ou des défenses d’éléphant, le Pokémon «rare» devient le trophée, qui charge l’ego de la puissance érotisée de la créature conquise.
La ministre de l’Education s’inquiète et s’emploie à demander à la firme responsable du jeu d’interdire les Pokémon «rares». Pour la sérénité des écoles… Mais personne ne semble s’étonner, voire s’inquiéter, du fait que la grande majorité des joueurs sont en âge d’être considérés comme des adultes. L’infantilisation de la société fonctionne comme le pendant de son hyperviolence. Et cette puérilité est favorisée sous forme d’une préadolescence irresponsable qui ne peut supporter le monde réel que sous une forme scénarisée, déréalisée en fait. Face à la détresse des migrants et des laissés-pour-compte que l’on voudrait rendre à tout prix invisibles, au prix d’éradiquer comme à Calais, l’émergence de la moindre organisation sociale - précaire ou pas-, on préfère de petites bestioles numériques qui se multiplient et qu’il est amusant de «voir apparaître».
Freud a élevé un jeu au rang d’expérience existentielle: le Fort-Da, en observant son petit-fils de 2 ans jeter au loin un objet et le faire réapparaître avec forces exclamations et ravissement. Face à l’absence de la mère qui laisse l’enfant impuissant et rageur, le jeu permet d’apprivoiser cette détresse primitive en organisant les conditions de réapparition de l’objet aimé. Le doudou étant déjà en lui-même, selon le génial Winnicott, un objet transitionnel où l’enfant et la mère (ou celui qui en tient lieu) sont imbriqués. Le Pokémon est un doudou, il est «mignon» : ce n’est ni Barbie (déjà sexualisée) ni Batman (sauveur mais «adulte»). Il a un autre caractère - trait de génie de ce jeu - il possède une puissance de vie «augmentable». C’est le rêve de tout adolescent qui n’a pas encore accès à tout ce qui lui est possible de vivre. Le Pokémon est sans filiation et sans descendance. Il combat et il est affectueux. Il extériorise ce qui déchire tout enfant (et adulte) intérieurement : le désir de vaincre et l’envie d’être bercé.
Enfin, je me permets de hasarder ici une association d’idées rendue possible par la coïncidence qui a fait se télescoper dans l’actualité deux événements sans lien direct: le «phénomène» de Pokémon Go et le massacre de Nice lors duquel un terroriste a tué des dizaines de personnes en visant le public du 14 Juillet. D’un côté, un individu pourchasse une foule dans une intention meurtrière, de l’autre, une foule de gens traque une créature. Peut-être y a-t-il eu là, dans l’engouement populaire pour cette chasse virtuelle, l’expression de la vertu cathartique de tout dispositif permettant de mimer une mise à mort ou une capture. Pour une fois, cesser d’être une proie possible, intervertir les rôles. Toutes proportions gardées.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.