Menu
Libération
Chronique «Ecritures»

Le monde se divise en deux catégories…

Eli Wallach dans «le Bon, la Brute et le Truand», de Sergio Leone (1966). (Photo United Artist)
publié le 16 septembre 2016 à 17h11

«Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent.» Phrase culte soufflée au «Truand» par le «Bon» devant le trou à pelleter, cigare italien entre les dents, sourire en coin. Bonheur de la sentence qui claque, du coup de hache enfantin, joyeusement simpliste, de l'humanité fendue en deux avec un aplomb tranquille et désinvolte, comme il est parfois jouissif de la fendre. Il y a ceux qui tiennent le revolver et ceux qui creusent. Et il y a un autre partage chaque jour revérifié, en deux camps aux dispositions psychologiques irréconciliables : les optimistes et les pessimistes. Les candides et les réalistes. Les enthousiastes et les sceptiques.

D’un côté les confiants, les prêts à croire, les disposés à s’enflammer et à compatir, les toujours prompts à risquer, à espérer, à se tromper. De l’autre les prudents, les méfiants, les rétifs aux emballements comme aux excuses, les chiches - en audace, en enthousiasme, en empathie.

«On va y arriver», c'est le credo des optimistes. Ce fut le mantra de Merkel et des Allemands pendant l'ouverture des frontières au million de réfugiés accueillis en 2015. On va y arriver, wir schaffen das : promesse d'une majorité d'hommes et de femmes qui avaient choisi la confiance et en étaient fiers - chacun se souvient des collectes de vêtements et de couches, des roses tendues sur les quais, des bras ouverts aux familles arrivant par trains entiers. Merkel vient d'être défaite en Poméranie, les Allemands sont aujourd'hui dans le doute. Est-ce à cause de la générosité dont ils ont su faire preuve ? Douteront-ils longtemps ? Doutent-ils beaucoup plus que nous, Français, qui avons à peine accueilli 10 000 réfugiés sur les 30 000 maigrement promis, et subi pourtant les attentats qu'on sait ?

Le sort des optimistes est cruel : il suffit d’un nouvel an façon Cologne et patatras. On vous l’avait bien dit, se gaussent les tristes - et dans la seconde l’optimisme change de nom, ses ennemis l’appellent angélisme, inexpérience, amateurisme. Les sceptiques, eux, sont tranquilles, en embuscade, jamais pris en défaut. Qui pense à railler après-coup, si tout s’est bien passé, les esprits chagrins qui annonçaient à tort une catastrophe ? L’enthousiaste a tout à perdre, le sceptique tout à gagner. La plupart de nos hommes politiques le savent bien, qui ne cessent de mettre en scène leur «réalisme» - à tout bout de champ faire étalage de fermeté, montrer qu’on ne se couche pas, qu’on ne fait pas carpette, ni devant les manifestants, ni devant les grévistes, ni devant les réfugiés, ni devant les voyous, ni même, dernier danger en date, devant les burkinis. Etre vache. Prouver qu’on ne «baisse pas son froc», savoureuse expression quand on y pense, chez tous ces chasseurs de combinaisons féminines effarouchés de se voir eux-mêmes dévêtus, terrorisés à l’idée de cette humiliation suprême : se retrouver nus.

Mais la vacherie a un défaut : elle rend triste. Le vache est malheureux. Il le sent bien, qu'il ne fait pas rêver avec sa ceinture serrée, ses arrières toujours assurés. Hourra ! La belle vacherie ! Ce n'est pas le genre d'acclamation qui euphorise. C'est inéluctable : les vaches à la fin dépriment. J'ai toujours été frappé de cette étymologie : méchant vient de mescheant, «mal chu», «mal tombé», celui à qui le sort refuse de sourire. Quelle scène plus bouleversante que le suicide de Javert à la fin des Misérables : Javert l'inflexible, l'implacable persécuteur qui, gracié par Valjean, s'en va se jeter à la Seine, anéanti, fracassé net - l'ébranlement trop grand, la bonté de l'autre décidément trop incompréhensible.

Le candide a sur le vache cet ascendant insupportable : il est plus heureux. Les Allemands avaient-ils plus fière allure il y a quelques mois, au moment où ils se promettaient d’y arriver, où toute l’Europe les regardait avec incrédulité et admiration ? Ou maintenant que les voilà redevenus «réalistes» ? C’est comme si l’enthousiaste respirait mieux, avait plus de souffle. Comme si d’être plus aimé, de s’aimer mieux lui-même, il était plus vaste, plus spacieux, plus ample.

Sans doute oscillons-nous sans cesse entre les deux humeurs. Sans doute est-il des époques plutôt portées à la générosité collective, d’autres plutôt portées au contraire (peur, crise, iniquité, fatigue) au repli, à la glissade en pente douce vers le côté de Javert. On se recroqueville, se durcit, se mure. On n’est pas très heureux. On le sent pourtant bien, que ce n’est pas la meilleure pente. On voudrait pouvoir être fiers. On s’étonne d’entendre si peu d’hommes et de femmes politiques parler à ce qui demeure en nous d’accueillant, d’audacieux, de prêt à s’enflammer. On va y arriver : ah, si quelqu’un ou quelqu’une pouvait, d’ici mai 2017, entonner un peu ce refrain-là.

Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.