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tribune

Macron ou les héritiers de «there is no alternative»

Les politiques ont cédé leur pouvoir aux technocrates. Il ne suffira pas de supprimer l’ENA pour redonner la priorité à l’environnement ou à la lutte contre la grande précarité. C’est aux citoyens de reprendre le pouvoir.

L'entrée de l'ENA à Strasbourg, en 1995. Photo Eric Cabanis / AFP (AFP)
Par
Pierre Jacquemain
Rédacteur en chef adjoint de la revue "Regards"
Publié le 18/09/2016 à 17h11

Il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Il y a «eux» (les sachants) et «nous» (les ignorants) écrivait Richard Hoggart il y a près d'un demi-siècle dans la Culture du pauvre. Eux, aujourd'hui, ils ont souvent fréquenté les grandes écoles, celles de la reproduction de nos élites, de d'Ecole nationale d'administration (ENA) à Polytechnique en passant par Normale Sup. Eux savent ce qui est bon pour nous. Ou plutôt, eux croient savoir ce qui est bon pour nous. Et ils sont partout. Ils sont les décideurs. Dans les entreprises publiques et privées, les administrations, les cabinets ministériels. Ils sont aussi - souvent - ministres et parlementaires. Et puis, il y a «nous». Ce terrible absent dont on ne parle (presque) jamais. Une absence qui en dit beaucoup de la dépossession par les Français de la politique. Plus personne ne s'étonne que le visage de la représentation nationale soit étranger aux mille visages de la société française. Alors, quand sonne l'heure d'un remaniement, a fortiori dans un gouvernement de gauche, on attend, on espère, on imagine que le casting sera - un peu plus - représentatif de la société. Des quartiers. Des zones rurales. Des ouvriers. Des femmes et des jeunes. Des retraités. Des précaires. Des agriculteurs. Hélas, non. On prend les mêmes et on recommence. Pire. On remplace les ministres énarques par des ministres énarques. Banal. C'est normal. On ne s'en étonne même plus. Parce que la politique est désormais l'affaire de quelques-uns. Des experts, des technos. Parce que la politique n'est plus que technique. De la mécanique. Une histoire de mathématiques. Trop de déficits publics ? Réduisez les dépenses et supprimez les effectifs. Trop de chômeurs ? Encouragez les entreprises à recruter deux personnes à mi-temps, ça fera toujours deux chômeurs de moins. Véridique. C'est magique. Et tragique. Parce que les politiques ont cessé de faire de la politique. Ils ont cédé leur pouvoir aux technocrates. Une caste sociale en soi, pour soi, par soi. Regardez-les toutes et tous au sommet de l'Etat. Après avoir participé au KO social de ce quinquennat - et parfois même du précédent -, les voilà qui quittent le navire, abandonnant le capitaine de pédalos. Observez-le, fuyant et sautillant, cet ancien ministre de l'Economie, produit de l'énarchie, nous expliquer qu'il n'est pour rien dans le bilan de ces cinq dernières années. Imaginez-le, sinuant et souriant, cet ancien directeur de cabinet de la rue de Grenelle, désormais recasé dans un grand corps d'Etat, par le fait du prince Matignon. Eux, ils ne sont pas là pour améliorer la vie des Français. Ils sont les héritiers du «there is no alternative». La pensée unique. Rien de très moderne. Ils ont été nommés pour maintenir le système en l'état, pour ne surtout rien changer, pour conforter et garantir les intérêts de leur entre-soi, celui des puissants, du monde de la finance, c'est-à-dire bien loin de ceux des Français. Faire de la politique, c'est prendre parti. Etre convaincu. Il n'y a pas de place pour le compromis. Il faut du conflit. Le très à la mode «je ne suis ni de droite, ni gauche» - que l'on retrouve sur l'ensemble de l'échiquier politique - n'est qu'un leurre. Il tue la pensée et la politique dans ce qu'elle a de plus noble. Ce mélange de tout et n'importe quoi, l'absence de parti pris, de rêve et d'utopie, la volonté de ne pas s'inscrire dans un courant de pensée, le brouillage des repères politiques participent de l'abandon - donc aussi du renouvellement - de la pensée intellectuelle. Parce que si les politiques ont cessé de faire de la politique, ils ont surtout cessé d'avoir des idées. Cet échec du politique et cette défaite de la pensée sont révélateurs d'un divorce majeur entre ceux qui nous gouvernent et ceux qui pensent. Le mépris, notamment du Premier ministre à l'égard des chercheurs, des scientifiques et des intellectuels est à ce titre tout à fait inquiétant : «Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser», avait-il lancé à propos des attentats de novembre 2015, à l'ensemble de la communauté scientifique. Affligeant. Cet «anti-intellectualisme» de la classe dirigeante a laissé place au pragmatisme - si cher aux libéraux -, au «laisser faire, laisser passer». Du pain bénit pour nos amis les technocrates. Parce qu'on ne leur demande pas d'innover. Pas plus de créer. Parce que dans les grandes écoles, on ne vous apprend pas à être créatif. Guère plus à penser l'alternative. On s'attache surtout à transmettre de génération en génération les mêmes recettes austères et libérales pour diriger le monde. Pour autant, la question n'est pas tant de savoir s'il faut supprimer l'ENA, comme le suggère Bruno Le Maire, mais comment les citoyens - notamment à travers l'éducation et la culture - reprennent le contrôle du pouvoir politique.

Demos-cratos : le pouvoir au peuple. La confiscation et la concentration des pouvoirs par quelques-uns, «eux», doit nous interroger tous. Nous ne pouvons plus seulement nous indigner. Laisser passer les trains. Il faut reprendre le pouvoir. Le disputer. Le limiter aussi. La politique, c'est l'affaire de tous. Et il y a urgence. Il y a même plusieurs urgences. Elles sont sociales, écologiques et démocratiques. Et si la question sociale et écologique est sans doute celle qui nous préoccupe en premier lieu, parce qu'elle concerne le quotidien de tous, dans ce qu'il a de plus précaire, c'est pourtant l'urgence démocratique qui doit nous conduire, en priorité, à transformer et à réinventer nos institutions. C'est une exigence pour créer les conditions d'une transformation sociale et écologique radicale. Qui change la donne. Et redonne le pouvoir à «nous», le peuple. Parce que les seuls experts du quotidien, c'est nous.