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Libération
Chronique « Ecritures»

Claude par Christine Angot

Chronique «Ecritures»dossier
" La Fonction Ravel" de et avec Claude Duparfait en collaboration avec Célie Pauthe, et le pianiste François Dumont. (Photo Elizabeth Carecchio)
publié le 23 septembre 2016 à 17h31

La semaine dernière, à Besançon, j'ai vu une pièce, la Fonction Ravel, dans laquelle un acteur, Claude Duparfait, raconte comment, tout jeune adolescent, il allume un transistor, il entend une musique, c'est un morceau de Ravel, il est dans sa chambre, et toute sa vie, absolument toute sa vie, bascule, change, s'ouvre. Il fait des pas, il danse, il entend un rythme. Il vit à Laon, dans l'Aisne. Son père est garagiste, sa mère ne travaille pas, il y a une tapisserie à fleurs dans le salon, il a 11 ans, il vient d'intégrer ce qu'on appelle à l'époque une classe de transition. Quand vous entriez en transition, vous deveniez, à 11-12 ans, quantité négligeable. Dans la cour, les «transitions» ne jouaient pas avec les autres élèves, dont le regard passait sur eux sans les voir. Ils feraient un travail manuel, passeraient un CAP, peu d'entre eux arriveraient à décrocher leur BEP. Or, si une apprentie coiffeuse, admettons, obtient son CAP, mais rate son BEP, à cause de l'écrit, de l'orthographe, de l'épreuve de français, d'histoire, et de toutes ces matières auxquelles elle a bien compris qu'elle ne comprenait rien, elle ne pourra jamais ouvrir son propre salon, et toute sa vie elle travaillera chez une patronne, qui aura son BEP.

Claude déprime, il s'ennuie, il se sent seul. Il n'a pas de camarades, il étouffe, il est un peu le bouc émissaire de sa classe, mais un jour, il appuie sur le bouton d'un transistor, il entend Tzigane, Oiseau triste, ou la Valse, et met au mur une photo de Ravel. Ses parents, que tout ça énerve, lui offrent quand même l'intégrale pour orchestre à Noël. Il réintègre une seconde classique. Et pendant qu'il récite Voltaire à sa prof, il entend dans sa tête le Concerto pour la main gauche, elle lui met 17. Aujourd'hui, devenu acteur, Claude peut chanter l'intégralité de l'œuvre, et après avoir joué Thomas Bernhard, Molière, il raconte comment sa vie a été sauvée par Ravel.

Dans Laëtitia, d'Ivan Jablonka, il n'y a pas de musique, il n'y a pas de magie, il n'y a pas Ravel, il y a une série de formulaires, remplis par les services sociaux, par les fonctionnaires de la protection de l'enfance, une série de procédures. Jablonka observe une situation réelle, l'assassinat en janvier 2011 de Lætitia Perrais par Tony Meilhon, et élabore un discours, dans lequel il dit que la victime d'un crime ne l'est pas par hasard. Il y a des étapes, un chemin, une logique, cette logique est une logique sociale, nous y participons, notre aveuglement permet la progression de la personne vers la scène du crime, l'hypocrisie se tisse et les mailles du filet sont si serrées que la victime ne peut pas y échapper.

Défaillance, alcoolisme, violence, l’éducation de Lætitia et de sa sœur est en danger. Procédure d’assistance éducative, foyer, famille d’accueil, les formulaires s’accumulent, le dossier grossit, les agents des services ont l’impression de faire quelque chose, les juges trouvent des solutions alternatives. Mais pas de chance, gestes déplacés du père de la famille d’accueil. L’amie de Lætitia témoigne, aveuglément de l’administration, on se fie à la bonne tête de cet homme, on ne lui retire pas son agrément, ça continue. Les instances judiciaires qui raisonnent par clichés, qui ne savent pas écouter, qui ne savent pas entendre, les plaintes dans les tiroirs, le temps qui passe, les enfants qui grandissent, qui commencent à travailler, pas d’orthographe, pas de mots tenus, pas de musique dans la tête, mauvais résultats scolaires, seul horizon pour Lætitia et sa sœur, être acceptées dans les fêtes de famille, quel que soit le prix à payer, la régularité des gestes déplacés, pas de Ravel pour les protéger, ensuite, meurtre, corps découpé en morceaux, marches blanches dans plusieurs villes de France, compassion, pleurs. En réparation, un historien qui fait un livre, et dit : Lætitia c’est notre fille, elle m’a fait cadeau de ce livre. Mais au moins, lui, il a reconstitué les mailles du filet. L’assassin, lui-même, y avait été pris, fils d’une femme victime d’inceste, frère de l’enfant qu’elle a eu avec son père, formulaires remplis, foyers, mesures sociales, judiciaires. Tout l’attirail du nouveau patriarcat. Le patriarcat est mort, vive le juge des mineurs et celui aux affaires familiales. Les nouveaux pères sont là, sûrs d’eux. Mais il n’y a pas de solution sociale au cœur d’une logique sociale hypocrite, il faut se déplacer, et appuyer sur le bouton d’un transistor. On entendra peut-être le Concerto pour la main gauche, que Ravel avait écrit pour un pianiste mutilé pendant la guerre.

Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.