REUTERS/Thierry Roge THR/THI Barroso et Kroes en 2004
Y aurait-il quelque chose de pourri dans
l’Union européenne ? Après José Manuel Durao Barroso, président de la
Commission entre 2004 et 2014, prit la main dans le Sachs de la cupidité, c’est
au tour de l’une de ses commissaires d’être épinglée par la presse : la
Néerlandaise Neelie Kroes a présidé une société offshore établie aux Bahamas,
un paradis fiscal réputé, entre juillet 2000 et octobre 2009, une fonction
qu’elle a « oublié » de déclarer lorsque la libérale batave a été
nommée, en novembre 2004, commissaire à la concurrence. Un mensonge qui se
double d’une faute morale, vu les fonctions qu’elle a exercées. Si on ajoute à
cela les nombreux cas de « pantouflages », ces recasages d’anciens
commissaires ou hauts fonctionnaires européens dans le privé, ou le Luxleaks,
qui a montré comment Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre
luxembourgeois et président de la Commission depuis 2014, a offert un
traitement fiscal préférentiel à des multinationales pour les attirer chez lui,
c’est un tableau peu reluisant qu’offre l’exécutif européen. Le cœur des
outragés se fait donc entendre : vraiment, l’Europe, ça n’est plus
ça si ce fut jamais !
Avant de joindre sa voix à celle des indignés
de service, rappelons quelques faits. Neelie Kroes n'est pas le produit du
système européen, mais de son pays : politicienne madrée, elle a été
désignée par son gouvernement comme commissaire en 2004 et renommée par le même
gouvernement en 2009 (au sein de la Commission Barroso II, de 2009 à 2014, où
elle a été chargée de la société numérique). Ancienne ministre des Transports,
sa proximité avec le monde des affaires (elle siégeait dans une douzaine de
conseils d'administration : (Volvo, Lucent, Thales, MMO2, Nederlandse Spoorwegen NV,
Ballast Nedam, Royal P & O Nedlloyd NV, etc.) et même
mafieux (via son proche ami, Jan-Dirk Paarlberg, un
promoteur immobilier sulfureux), et son goût pour l'argent étaient parfaitement
connus des Néerlandais et n'embarrassaient manifestement pas ce peuple à
la morale si sourcilleuse.
Le Parlement européen, qui devait entériner
cette nomination, a bien tenté d'obtenir le remplacement de Kroes, en vain.
Barroso, déjà affaibli par la censure du démocrate-chrétien italien Rocco Buttiglione, écarté pour
ses propos jugés homophobes et misogynes, et de la Lettone eurosceptique
Ingrida Udre, impliquée dans une affaire de financement occulte de parti
politique, a refusé tout net, soutenu par la majorité de droite. Le Parlement et la Commission
auraient-ils dû enquêter plus avant ? Sans doute, sauf qu'ils n'ont aucun
pouvoir d'investigation de quelque nature que ce soit, les États y ont veillé. « Bruxelles »
ne peut pas laver plus blanc que blanc et
n'a d'autre choix que de s'en remettre aux États membres. D'ailleurs,
les Pays-Bas n'ont jamais mis en cause politiquement ou pénalement Neelie Kroes :
ils n'ont même pas été capables de découvrir l'existence de la fameuse
offshore.
Ce qui ne
dédouane pas les dirigeants communautaires : informé des liens troubles
qu’entretenait Kroes avec le monde de l’argent, Barroso aurait pu la nommer à
un poste moins exposé que la concurrence et le Parlement n’aurait pas dû
relâcher la pression. Mais c’était prendre le risque de se fâcher avec un pays
supplémentaire (Silvio Berlusconi a défendu jusqu’au bout son ami Buttiglione) et
surtout offrir une victoire supplémentaire à la gauche… L’Union, c’est aussi de
la politique.
Ce que
montre en réalité l’affaire Kroes, qui n’a pas failli dans ses fonctions de
commissaire jusqu’à preuve du contraire, placée qu’elle était sous haute
surveillance de l’administration communautaire, est que la corruption morale
est dans les États membres, la classe politique européenne n’étant que son
émanation. Bruxelles n’est pas Washington, c’est-à-dire un État fédéral qui
génère sa propre classe politique. Si Jérôme Cahuzac avait été nommé
commissaire, accuserait-on la Commission Juncker de ses fraudes fiscales alors
que l’Etat français a été incapable de les mettre à jour au point de le nommer
ministre du budget ? Alors oui, il faut s’indigner, mais ne pas se tromper
de cible. C’est l’avidité des élites étatiques qui abîme la politique en
général, le projet européen par voie de conséquence. Et il faut savoir gré à
l’Union d’avoir généré des règles visant à limiter les conflits d’intérêts ou,
dans un autre domaine, à identifier les lobbyistes dont on cherche en vain l’équivalent
dans les Etats membres.
N.B.: Quelques articles parus à l’époque: en 2004 (ici, ici ou encore ici) ou en 2006 (ici et ici). N.B.: version rallongée de mon article paru dans Libération du 24 septembre