La requalification des berges de la rive gauche a-t-elle eu les effets escomptés ?
Ce qui fait dire à Nicolas Ledoux, urbaniste et économiste, que «la polémique va retomber aussi vite qu'elle s'était éteinte en 2013». Celui qui intervient au sein du cabinet Algoé Consultant où il est en charge du développement des activités sur le Grand Paris, estime par ailleurs que «cet aménagement est une suite logique de changements amorcés depuis plusieurs années». «Cela va largement contribuer à la réduction du trafic automobile tout en répondant à un enjeu de santé publique. C'est une décision en phase avec son temps, à un moment où les Français délaissent leur voiture au profit de modes de déplacement alternatifs», assure-t-il.
De son côté, Mathieu Flonneau, spécialiste d'histoire urbaine et des mobilités, qui ne nie pas l'importance des bienfaits de la piétonnisation des berges, déplore la construction artificielle du débat : «Parler de "reconquête" de l'espace est idéologiquement faux. La posture qui cherche à exclure définitivement l'automobile des villes ne traduit pas un sens de l'histoire mais une capitalisation des centres par une couche socialement aisée de la population, par ailleurs prônée par des chercheurs qui ne sont pas exempts de tout militantisme».
La piétonnisation des berges favorise-t-elle l’activité économique ?
La mairie de Paris entend créer une promenade jalonnée de food-trucks débouchant sur un bar situé sous le tunnel Henri-IV. En attendant, une exposition intitulée «Cap sur la Cop22» dédiée au sommet environnemental (qui se tiendra à Marrakech l'année prochaine) se déroule jusqu'au 15 octobre. Nicolas Ledoux voit d'un bon œil la réappropriation de ces espaces par des activités de loisirs, de divertissement et de la restauration. «On se dirige vers une hybridation de ces quartiers qui vont voir leurs fonctions se multiplier. On assiste à une rupture complète avec le fonctionnalisme de la fin de la seconde moitié du XXe siècle, qui voulait qu'un lieu soit dédié à une activité spécifique», explique-t-il.
«Il n'y aura pas d'aménagements lourds sur les berges», prévient-on à la mairie de Paris, afin de respecter les prescriptions établies par le préfet Michel Cadot. Ce dernier reste attaché à ce que les berges soient accessibles aux services de secours à tout instant. Mais Mathieu Flonneau s'interroge : «Qu'y a-t-il de somptuaire à installer des événements touristiques, voire promotionnels sur les berges ? On encombre différemment nos villes. La piétonnisation privilégie une forme de tourisme permanent qui transforme nos quartiers en un véritable musée.» Pour l'historien, la ville de Barcelone est l'expression symptomatique de ce que Paris doit éviter. Depuis quelques années, la capitale de la Catalogne est congestionnée… par les activités touristiques. L'an dernier, l'équipe municipale menée par la maire Ada Colau a entamé une politique répressive sévère à l'encontre de l'industrie du tourisme de masse, dénoncée par les Barcelonais comme ayant un impact négatif sur la culture de la ville et sur les prix des loyers.
Tout le monde a-t-il les moyens d’être piéton ?
Avec les politiques municipales de piétonnisation des cœurs de villes, la composition de la population des quartiers centraux a un effet d'homogénéisation, chassant les classes sociales les plus modestes vers l'extérieur des villes pour ne garder que les fameux «bobos». Paris court-il le risque d'une ultra-gentrification de son centre ? «Non, je ne pense pas, répond Nicolas Ledoux. La piétonnisation va augmenter la surface de l'espace public accessible à tout le monde, notamment les personnes venant de banlieue non véhiculées et qui empruntent les transports en commun.»
Aujourd'hui, 60% des Parisiens n'ont pas de voiture. Selon l'Institut d'aménagement et d'urbanisme (IAU), la marche est d'ailleurs devenue le mode de transport le plus utilisé pour se déplacer en Île-de-France : à l'échelle de la région, 39 % des déplacements se font désormais à pied contre 38 % en voiture et 20 % en transport en commun. «Cet aménagement va rendre les quartiers encore plus attractifs et va ainsi créer de la valeur immobilière. Mais si nous ne voulons pas accroître les disparités sociales, la ville de Paris doit faire un effort de construction de logements intermédiaires et sociaux dans le centre pour que les couches sociales les plus défavorisées aient aussi directement accès à ces nouveaux espaces. Cependant infléchir ainsi la politique de logement reste un véritable défi», condède l'urbaniste.
Un argument que conteste Mathieu Flonneau qui rappelle que le marché foncier parisien est extrêmement difficile à réguler. «On voit bien par cette problématique que ce genre de politiques urbaines ont des effets pervers car elles se retrouvent sans réponse à leurs propres actions». Sans de telles convergences des politiques publiques, les habitants de la grande couronne, qui ont encore majoritairement recours à la voiture, se retrouveraient, de fait, exclus des effets d'aménagement des centres, ne pouvant pas y habiter, ni y accéder en véhicule.
Quid de la vie dans la ville de demain ?
Ces mutations dépassent très largement le simple secteur des transports. Dans un contexte d'émergence des villes «intelligentes» (smart city), la mobilité est désormais vécue autrement par les citoyens. Nous serions revenus à une conception multimodale du transport où l'on passe du train au vélib, du métro ou tramway en journée à l'autolib ou Uber le soir, de l'autopartage sur les grandes distances au scootlib dans les hypercentres, etc. Les applications smartphone régissent de plus en plus la mobilité des citoyens en les informant des divers moyens à leur disposition pour se déplacer : indications sur les temps de trajets, sur les possibilités de modifier les dessertes…
Mais cette évolution a un coût, note Mathieu Flonneau. Car en souscrivant à cette nouvelle forme de vie urbaine planifiée sur écran tactile, les citadins se géolocalisent, acceptent de voir leurs parcours référencés sur des cartes au profit d'entreprises capables de modéliser ces données. «Il y a un vrai risque de traçabilité permanente, prévient l'historien. Il faut être très prudent sur un possible phénomène d'asservissement des populations. Le citoyen lambda devient constamment pisté par les acteurs du secteur numérique qui font du big data leur fonds de commerce». Sur cette question sensible qui touche directement la liberté des habitants des grandes villes, les spécialistes semblent s'accorder. «Cela peut être préoccupant, concède Nicolas Ledoux. Même si on ne sait pas quoi faire de ces données jusqu'à maintenant. Des entreprises de transport comme la RATP, pour prendre un exemple français, récoltent beaucoup de données mais n'ont pas encore les moyens de les traiter car le volume est trop important.»