La présidentielle a toujours quelque chose d’un jeu, à la fois puéril et prenant, décrié mais central dans la vie politique française. Les primaires, qui avaient pour fin déclarée de démocratiser la désignation des candidats en la déplaçant des manœuvres internes aux partis vers un vote ouvert à tous les sympathisants, ont clairement pour effet (pervers) de renforcer encore l’obsession présidentielle et d’étaler dans le temps les étapes conduisant au vote final. Mais elles donnent ainsi un nouveau sens à la figure de «l’électeur stratège», cher à la science politique, c’est-à-dire à celui qui vote moins par pure conviction que par anticipation des chances et des risques des différents candidats pour atteindre le résultat qui lui paraît rationnellement le moins mauvais et n’hésite pas à utiliser les différentes étapes comme autant de leviers possibles vers ce résultat. Or, si l’on va au bout de cette logique, on voit apparaître une configuration inédite : pour un certain nombre d’électeurs, l’élection présidentielle est devenue une élection non plus à deux tours ni même à quatre tours (primaires de «son camp» comprises), mais à six ! Autrement dit : faut-il aller voter à la primaire du camp adverse pour espérer favoriser le résultat que l’on vise ?
La question est notoirement présente ces jours-ci à travers l'interrogation de sympathisants de gauche qui pensent, sans doute à juste titre, que le second tour de la présidentielle se jouera entre la droite et l'extrême droite et redoutent particulièrement d'avoir à voter pour Nicolas Sarkozy pour contrer Marine Le Pen. Alain Juppé, dont les projets économiques ne diffèrent guère de ceux de son rival mais dont le discours sur l'intégration républicaine et, en particulier, le rapport aux étrangers et à l'islam est drastiquement distinct de celui de l'ancien président, fait ici facilement figure de moindre mal acceptable. Or, une telle situation expose à coup sûr à des effets inattendus qui ne seront pas sans rappeler ceux qu'avait mis en lumière Condorcet dans son fameux «paradoxe» (1) : sur trois candidats A, B, C, il pourrait arriver que soit élu le candidat que personne ne préfère et qui ne serait pas élu s'il se présentait contre l'un ou l'autre, mais qui sera élu par le jeu de l'intensité des rejets ou par entre empêchement des candidats favoris de chaque camp.
Ainsi, imaginons que les électeurs sympathisants «réels» du parti Les Républicains (LR), dans leur majorité, préfèrent Nicolas Sarkozy (ce que je n'ose imaginer au vu encore de la longue traîne de révélations et de scandales tant financiers que politiques qui l'accompagnent désormais, mais qui sait ?) et que les électeurs sympathisants de la gauche préfèrent - et préféreraient dans l'absolu - dans leur majorité François Hollande, Arnaud Montebourg ou Jean-Luc Mélenchon, voire Emmanuel Macron. Par crainte que Nicolas Sarkozy redevienne président (ce qui aurait de très grandes probabilités de se produire s'il était victorieux de la primaire et face à Marine Le Pen au second tour), une partie non négligeable des sympathisants de gauche pourrait bien s'inviter (et a annoncé vouloir le faire) à la primaire de la droite pour faire en sorte qu'Alain Juppé soit le candidat (2).
Ils éviteront ainsi Nicolas Sarkozy, mais diminueront fortement (ruineront même, vraisemblablement) les chances des candidats de gauche (et du centre si l'on inclut Macron). En effet, ces derniers n'auraient une chance de l'emporter que s'ils se qualifiaient pour le second tour de la présidentielle, ce qui, à lire tous les sondages, semble éventuellement (faiblement) possible contre Nicolas Sarkozy, dont la présence pourrait mobiliser la gauche bien plus que contre Alain Juppé, pour lequel un certain nombre de déçus de François Hollande et de centristes que Nicolas Sarkozy révulse pourraient voter. Dans ce calcul, le rejet à l'égard de Sarkozy l'emporterait sur la croyance en la possibilité de la victoire de la gauche, voire sur le désir réel d'une victoire des candidats qui la représenteront. Mais entre le carnet du noyé du Danube (3) et les accusations de son ex-conseiller félon maurrassien (4), les soupçons qui pèsent sur Nicolas Sarkozy sont aujourd'hui si lourds que l'écarter de la présidence peut en effet apparaître comme un devoir civique !
Venons-en au problème qui pourrait apparaître comme un de ces hard cases, de ces «cas difficiles» et complexes qu'affectionne la philosophie morale analytique : aller voter à la fois aux primaires de la droite et de la gauche constitue-t-il un problème civique et éthique ? Est-il légitime d'utiliser les primaires pour choisir non pas un candidat pour qu'il l'emporte mais deux candidats antagonistes de chaque camp, pour écarter les pires possibilités ? La réponse, me semble-t-il, fait intervenir la conscience que chacun peut avoir de l'importance dudit clivage et sa propre identification à la gauche ou à la droite : après tout, les professions de foi à signer pour voter aux primaires élargissent le champ à ceux qui se reconnaissent, d'un côté, dans «les valeurs de la droite et du centre», de l'autre, à ceux qui adhèrent aux valeurs de progrès, au-delà de la gauche même. La possibilité de participer «sincèrement» à une élection à six tours est donc ouverte «en conscience» à tous ceux qui ne sont pas 100 % à gauche ou à droite et se reconnaissent au moins partiellement dans «les valeurs du centre» ou «de progrès», ce qui brasse large.
Un tel usage constituerait-il un dévoiement de la logique de la primaire ?
Il me semble qu'il faut distinguer deux cas de figure : «l'entrisme» qui vise(rait) à désigner sciemment le candidat «ennemi» dont on pense qu'il aurait le moins de chance de gagner. Ici, on joue avec les règles de la primaire non pour désigner un candidat souhaité mais un candidat dont on pense qu'il sera plus faible face au candidat (adverse) dont on souhaite réellement la victoire. On peut juger, éthiquement, qu'alors le calcul devient pervers ou cynique car le vote est insincère. En revanche, des électeurs plutôt de gauche qui iraient voter Alain Juppé comme «moindre mal» ne se comporteraient pas très différemment de tous ceux qui, en 2012, ont voté pour François Hollande surtout pour éviter Nicolas Sarkozy. Un vote «de moindre mal» est autre chose qu'un vote stratégique visant délibérément à vicier le résultat d'une élection (primaire) en tâchant de faire délibérément élire le candidat le plus faible d'un camp parce qu'on souhaite la victoire de l'autre camp.
Un dernier élément du problème est la question de savoir si le calcul politique de l'électeur peut légitimement l'emporter sur la question de sa «sincérité» ou de sa conviction au moment du vote : puisqu'au fond, chacun est libre de ses motivations dans le secret de l'isoloir, la balance entre appartenance politique à un camp et stratégies anticipant les rapports de forces relève de ce libre choix.
Mais, dira-t-on peut-être, pourquoi perdre son temps avec ces distinctions byzantines, ces calculs improbables, ces affres électorales, qui nous enferrent dans la logique présidentialiste ? Si l'on a le sentiment que la présidentielle est une affaire qui prend beaucoup trop de place, deux choses sont encore possibles : ne pas voter, mais au risque de laisser le pire l'emporter ; ou aller voter, mais en votant contre la logique présidentialiste, le plus logique étant alors de voter pour les candidats qui proposent une Constituante pour sortir de la Ve République. Avec un nouveau paradoxe, cependant : pour sortir du présidentialisme, il faudrait passer par la présidentielle ? Ce serait l'objet d'un autre débat.
(1) Lire à ce sujet : le paradoxe de Condorcet et le livre du grand épistémologue, récemment disparu, Gilles-Gaston Granger, la Mathématique sociale du marquis de Condorcet.
(2) Lire Libération du 26 septembre, «Ces infiltrés de gauche à la primaire de droite», et Slate, «Ils sont de gauche et vont squatter la primaire de droite. Voici leurs raisons».
(3) Lire sur Libération.fr : «Financement libyen, révélations de Buisson… La mauvaise passe de Sarkozy.»
Dernier ouvrage paru : Penser l'ennemi, affronter l'exception, La Découverte.