Naître libre, telle est la nature de chaque membre du genre humain. Dès 1789, lorsque les révolutionnaires français écrivent la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'argument de la nature réaffirme la liberté de chaque être. «Article 1, les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.» Lorsque Saint-Just réfléchit sur cette nature, il souligne que l'homme n'est pas naturellement féroce et sauvage, mais calme et indépendant, et que ses besoins et ses affections, l'amour et l'amitié, lui font rechercher la compagnie des autres hommes et femmes. Ce qui fonde une patrie, ce n'est point le partage du sol, mais la «communauté des affections», c'est-à-dire les liens affectueux tissés entre des êtres humains indépendants de nature, mais doués d'affection de nature. Pour Saint-Just, les liens d'amour sont comme tels hors institution. «L'homme et la femme qui s'aiment sont époux, s'ils n'ont point d'enfants, ils peuvent tenir leur engagement secret, mais si l'épouse devient grosse, ils sont tenus de déclarer au magistrat qu'ils sont époux.» Seul le fait de faire filiation suppose ainsi qu'ils soient rendus publics par le mariage afin de pouvoir, par des lois et des règles, protéger l'enfant comme mineur. Ce dernier n'est nullement livré à ses seuls parents, mais bien à l'intelligence d'une société politique. L'amour comme tel est fondamentalement indépendant et libre de tout lien social public, contrairement à la filiation. Certes, rien n'est dit sur une inclination qui conduirait à un amour homosexuel, mais Saint-Just ajoute : «Nul ne peut troubler l'inclination de son enfant quelle que soit sa fortune.»
La question centrale est bien celle de l'inclination, de la possibilité de donner et recevoir de l'affection amoureuse. Là est la nature. Quant au bonheur, Saint-Just considère que ce n'est certes pas au gouvernement de le produire mais d'en donner la possibilité, qu'alors «chacun saura trouver sa félicité».
La nature, donc, pour les révolutionnaires français ne peut pas être assimilée aux compétences du corps comme tel. La nature, c’est la liberté qui n’a ni race ni couleur et qui aujourd’hui, parce que les êtres humains sont libres et créatifs, n’a ni genre ni sexe et conduit chacun à assumer en conscience ses affections et ses désirs dans cette quête vivante et universelle de félicité.
A contrario, que ce soit en Pologne avec l'offensive contre l'avortement, en France avec la Manif pour tous (opus 2 en séquence électorale), l'invocation de la nature cherche non à rendre les êtres humains à leur liberté inaliénable et imprévisible, mais à les soumettre en fait à des institutions traditionnelles : l'Eglise et sa conception de la famille. M. Kaczynski et le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, appellent de fait à une «contre-révolution culturelle». Les femmes sont les premières cibles de cette contre-révolution. Car ce sont elles qui, en dernier ressort, décident d'enfanter ou de ne pas enfanter si on leur donne la possibilité de cette décision par le droit à l'avortement, au mariage pour tous, l'accès à des gamètes. La nature invoquée alors, ce pourrait être la butée du réel, or cette butée, les hommes libres ont toujours souhaité la faire reculer. Et ils ont inventé des institutions permettant d'avoir une filiation sans enfanter, mais en adoptant. Puis ils ont inventé des manières de faire des enfants en échangeant gratuitement des gamètes : PMA. Puis ils ont imaginé qu'une autre femme pourrait enfanter pour autrui gratuitement : GPA. Ils ont usé de leur liberté créative pour faire que leur nature d'être humain libre déplace les butées du réel.
La vraie question dans tout cela n’est sans doute pas ce désir infini de stratégies pour trouver la félicité comme tous les êtres vivants, en se déplaçant, en se nourrissant, en se reproduisant. Non, la vraie question éthique et politique, c’est bien la marchandisation de cette promesse de félicité qui fait sortir l’être humain d’une sphère sacrée, fût-elle une sacralité machinée et sécularisée. Car l’affirmation de la liberté de chacun dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme aussi que les êtres humains ne sont pas des marchandises, donc que le corps de la femme est non cessible, que les organes des êtres humains sont non cessibles.
A quand une grande manifestation pour demander qu’au nom de la nature libre de l’homme, le corps humain reste incessible, la vie inventive et que ses fruits, ses enfants, soient tous protégés par elle ? Il y aurait une efflorescence de pancartes où l’on pourrait lire :
Gamètes, PMA, GPA, la gratuité pour tous !
L’histoire de la famille a un futur, inventons-le !
La contre-révolution culturelle n’aura pas lieu.
Nous sommes la nature, nous sommes libres.
Nos lois protègent la félicité de tous les amoureux, laissez-les la chercher !
Nos lois inventives sont bonnes, elles protègent tous les enfants.
Vive la communauté des affections.
Cette chronique est assurée en alternance par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot.