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Libération
Chronique «Philosophiques»

L’homme sans passé n’a pas d’avenir

Dans «Après nous le déluge», Peter Sloterdijk diagnostique une rupture de la transmission dans nos sociétés. Le passé est gardé par d’autres, du psy au «cloud», et l’avenir semble paralysé, entre dettes et catastrophes.
publié le 13 octobre 2016 à 17h11

«A l’entrée des temps modernes, par la suite d’une paradoxale inversion des pôles, les tendances à la fuite hors du monde se sont transformées en force de soumission au monde. […] De fait, les temps modernes ont remplacé la logique de la reproduction par l’éthique de l’optimisation.»

Voilà la thèse brillamment défendue par Peter Sloterdijk dans son nouveau livre, Après nous le déluge (édition Payot). Son titre est l'exclamation de Mme de Pompadour un soir de 1757 lorsqu'elle apprend la défaite de l'armée française face aux petites troupes de Frédéric II de Prusse. Régente secrète de la France, née Poisson avant de devenir la favorite du roi, elle démontrait par son ironie qu'elle était bien une fille du siècle des Lumières.

Parole prophétique, pense Sloterdijk, qui allait définir notre époque. Longtemps, la culture s’est édifiée sur la répétition voulue du monde ancien. Chaque génération s’inscrivait en fidélité à l’ancienne, avec des coupures certes, mais en révérant la dette qu’eux, héritiers, avaient contractée envers ceux qui leur avaient transmis vie et sens.

C’est dans le christianisme que Sloterdijk voit le premier grand hiatus d’avec la tradition, le message christique étant : abandonne tout, famille, conventions, si tu veux me suivre. C’est l’avènement de ce qui construira un certain idéal occidental : la rupture avec le passé et le monde des pères. Rupture qu’il examine en illustrant cette «existence dans le hiatus» dans un chapitre intitulé «Vers la chute libre» avec des dates symboliques de l’histoire, par exemple sous la Terreur, le 22 janvier 1773, ou encore ce jour de 1916 de la révolution d’Octobre.

La tonalité de l’essai est pessimiste mais avec une énergie qui incite à penser, à agir. Les pages où Sloterdijk décrit en 27 propositions la surenchère de promesses intenables qui signent notre temps sont saisissantes. Cette rupture de la logique de transmission à l’œuvre n’est pas récupérée par un discours conservateur, au contraire. Mettant en lumière le potlatch collectif dans lequel nous serions entrés irréversiblement, refusant d’être les héritiers d’un passé qui pense l’avenir, nous voudrions un monde sans verticalité ni sol d’origine, indéfini et plastique à l’infini.

Cette crise de l’héritage explique pour beaucoup la course à l’abîme perpétuelle de la finance internationale. Jamais les dettes ne seront remboursées. Chacun le sait mais les plus gros poissons doivent faire comme si les petits devaient s’y plier un jour. Juste pour ne pas être eux-mêmes déclarés insolvables : «Les dettes anciennes ne sont plus que déplacées vers un lendemain durablement paralysé par une cascade de dettes nouvelles.»

Dans la clinique d’un psychanalyste, à quoi correspondrait ce hold-up de l’avenir sur les caisses du passé ? La demande au thérapeute a changé depuis quelques années, pas l’être humain, mais l’époque et la manière dont elle influe sur nous, nos désirs, nos peurs. «Ne nous faites pas revenir au passé, se plaignent-ils. On n’en n’a plus envie… Donnez nous un avenir délivré, non pesant, fluide, fonctionnel, qui s’adapte à l’envie, permettez-nous d’oublier»… La mémoire, il y a des lieux pour cela : le «cloud» est une dimension qui dispense d’avoir à se souvenir et donc d’agir aussi en fonction de ce qui fut. Photos, images, secrets seront gardés ailleurs, et par d’autres. Aujourd’hui, on ne demande plus au psychanalyste de nous accompagner dans un effort, de penser et de «changer sa vie», mais souvent de n’être plus que le pur réceptacle de nos souvenirs, nos plaintes et nos peurs. «Encore un effort pour être révolutionnaire», pas comme nous y invitait Sade, non… Plutôt pour s’amuser avant la catastrophe, pour s’abandonner au flux des promesses à ne pas tenir, des mots sans conséquences.

«Les temps modernes ne sont pas tant les motifs de l’affirmation de soi et de la conservation, […] mais le motif de la dispense accordée à soi-même. […] L’homme dans la modernité post-chrétienne n’est-il pas en premier lieu l’être qui se sort de tout par la parole et plus encore celui qui imagine des arguments pour se rendre inaccusable ?» Une telle assertion me laisse songeuse. Freud arme la culpabilité comme une bombe à retardement au cœur du sujet. Le surmoi ne cessant de harceler le moi pour qu’il soumette ses pulsions à l’ordre voulu (parental et sociétal). La psychanalyse se situe entre contrition et autorisation à jouir. Le soulagement de toute culpabilité qu’on lui demande souvent de permettre, participerait-il désormais de la désinvolture, voire du déni vis-à-vis du passé et des exigences dont il demande de répondre pour l’avenir ?

C’est le diagnostic magistral de Peter Sloterdijk. «En même temps que l’ordre symbolique dans son ensemble, le langage avait aussi sombré dans l’abîme de l’illégitimité», constate-t-il encore. Obtenir l’immunité générale, faire de l’irresponsabilité un droit de l’homme - immature à vie - est-il la nouvelle conquête qu’une époque demande à la psychanalyse et à toutes les institutions qui sont censées la structurer ? A vouloir se dispenser du passé, le présent perpétuel de notre monde pourrait bien finir par nous priver d’avenir, c’est-à-dire d’espérance.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.