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Libération
Chronique «Ecritures»

Entre le tunnel Louis-Vuitton et le métro L’Oréal

publié le 14 octobre 2016 à 17h31

Fin 2011, en pleine récession économique, le Portugal avait reçu de l'Angola cette offre savoureuse, en forme de pied de nez à l'histoire : l'ancienne colonie, croulant désormais de pétrodollars, était prête à voler au secours des finances de son ex-colonisateur, via notamment le rachat de grandes entreprises portugaises comme la compagnie aérienne nationale (TAP) ou la principale chaîne de télévision publique. Le Premier ministre, Pedro Passos Coelho, avait encaissé comme il avait pu, serrant les dents, saluant du bout des lèvres ce «renforcement des relations bilatérales» entre les deux pays, bienvenu «en ces temps de crise financière et économique».

Je me demande, tanqué en gare de Marseille - mon TER pour Arles une fois de plus victime d’un retard laissant des dizaines d’usagers à quai -, le Sénégal fera-t-il un jour don à la région Paca d’une flotte de motrices flambant neuves pour que les trains régionaux roulent à nouveau à l’heure ? Le salut viendra-t-il d’un de ces grands mécènes de plus en plus nombreux, dont la générosité a surtout accouché jusqu’ici de centres d’art contemporains un peu tous pareils les uns aux autres, mais qui ne pourra rester longtemps sourde à mille autres occasions de s’exercer ?

Un ami m’exposait cette idée lumineuse : que désormais les millions donnés par ces bienfaiteurs le soient aussi pour des ouvrages d’intérêt plus général encore. «Cette rocade de contournement vous est offerte par François Pinault.» «Vous entrez dans le tunnel autoroutier Louis-Vuitton.» «Le métro gratuit pour tous, c’est avec L’Oréal.»

La roue tourne, les roues tournent, celle du monde et celles des trains. Pas encore celles du mien. Qu’importe, me dis-je, il n’est que midi, et comparé à d’autres je suis verni : mon unique impératif ce jour est de me trouver devant la sortie de l’école à 16 h 30. Pour tuer le temps je me promène, balaie du regard les enseignes, hume les effluves de graillon des snacks.

Alors mon oreille les entend : des notes de piano lointaines. D’habitude je reconnais Chopin, ou Beethoven, joué sur le piano SNCF du hall. Là c’est un jeu rapide, percussif, dissonant. Un prestissimo d’aigus entrecoupés d’accords plaqués fort, comme des coups de massue. Il y a de l’assurance, de la détermination dans le doigté. Ça sonne très contemporain. Du Ligeti ? Du Berio ?

J’accélère le pas, arrive en vue de l’instrument. Trois gamins hilares sont là, martelant les touches en rythme. Se retournant de temps à autre d’un air de se demander s’ils ont bien le droit. Si c’est vrai qu’ils peuvent faire ça : eux, des gitans de 10 ans, taper gaiement sur l’instrument bourgeois par excellence - le plus discriminant de tous peut-être.

Où commence, où finit la musique ? Ces gamins ont-ils entendu un pianiste jouer l’Escalier du diable ou un autre morceau de musique contemporaine dite «savante», et s’amusent-ils à l’imiter ? S’abandonnent-ils simplement à la pulsion la plus naturelle qui soit en face d’un piano, le provoquer, le frapper, lui faire par toutes les touches rendre son - auquel cas, force est d’admettre plusieurs faits :

1) qu’ils sont très doués ; 2) que la musique «savante» a du souci à se faire, de se voir concurrencée avec tant d’éclat par leur improvisation ;

3) que Ligeti avait du génie de réussir à s’approcher à ce point, par l’écriture, du jaillissement de la musique dans son explosion la plus spontanée.

Cependant les gosses ont vu quelque chose au loin : un signe d'un parent ou d'un grand frère, la silhouette d'un agent (mais qu'aurait-il à leur reprocher ? «A vous de jouer», dit l'écriteau). Ils détalent.

Quant à moi l’heure est venue. Je m’installe en voiture. Le train est prêt, il va partir, dans cinq minutes, dans dix minutes, dans quarante-cinq minutes environ, annonce successivement la voix, avec un art de désespérer Billancourt qui n’est pas loin de m’achever.

Enfin la rame s’ébranle. Accélère. Accélère encore. Atteint sa vitesse de croisière. S’immobilise à nouveau trois kilomètres plus loin, en gare de L’Estaque. Définitivement cette fois : car la motrice a pris feu. Plus personne ne râle - ce sont des rires à présent, une incrédulité heureuse. A l’avant, ça fume. J’ai déjà vu ça : au Bénin, quand j’avais 18 ans. Le train rendant l’âme en rase cambrousse, et tout le monde obligé de descendre sur la voie, avec chèvres, poules, enfants et ballots de légumes.

Ma voisine soupire : la batterie de son portable vient d’expirer. Le mien est mort depuis longtemps. Qu’allons-nous faire, tous, d’ici l’hypothétique prochain train, sans téléphones, sans ordinateurs, sans piano ni gamins pour en jouer ? Nous redescendons à quai. Il fait beau. Il fait chaud. Le port de L’Estaque est tout près. Nous voilà captifs ; nous voilà libres. C’est comme si la journée se rouvrait. Un grand ventre de temps creux cadeau. Je crois entendre la voix qui n’ose le dire trop fort, avec un sourire, dans les haut-parleurs peut-être grillés de la minuscule gare : «Cette leçon de dénuement vous est offerte par les Trains express régionaux de Paca.»

Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.