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Libération
Chronique «A contresens»

N’avortons pas le débat

Le projet de pénalisation des sites pro-avortement élude la question de l’adoption comme celle de la suprématie du lien biologique mère-enfant. Les femmes disposent-elles vraiment de leur corps ?
publié le 14 octobre 2016 à 17h31

La volonté exprimée par le gouvernement depuis quelques semaines de pénaliser les sites qui contestent le droit à l’avortement devrait indigner tous les partisans de ce droit. En effet, l’avortement n’est pas une obligation comme celle qui nous oblige à payer nos impôts ou à ne pas tuer nos voisins, mais un droit des femmes. Elles peuvent y faire appel ou non selon leur bon vouloir. Et parmi les raisons qui peuvent déterminer une femme à ne pas avorter, celles avancées par les adversaires de cette pratique sont aussi légitimes que les autres.

Penser qu’une femme commet un meurtre en avortant, imaginer que le fœtus souffre ou qu’elle sera malheureuse toute sa vie après l’avoir réalisé sont des opinions valables au moment où on est confronté à ce type de décision. Je ne dis pas que ces opinions sont «vraies». Personnellement, je les trouve «fausses», stupides et cruelles. Mais dans une démocratie, il n’y a pas d’opinions «vraies» ou «fausses» : pour cette raison, ce régime politique est le moins mauvais que l’humanité ait inventé. Nous pouvons combattre des idées que nous considérons «fausses» en donnant notre propre point de vue.

Une femme qui découvre qu’elle est enceinte et qui hésite à avorter pour des motifs moraux pourra se confronter à de multiples opinions : elle fera ensuite son propre choix. Même si elle renonce à avorter, elle ne sera pas pour autant une femme sous influence. En aucun cas, on ne peut considérer la confrontation aux débats et aux avis contraires comme dangereuse. Ne pas avorter n’est pas aussi grave que, par exemple, de refuser de se soigner quand on est atteint d’une maladie grave. En effet, la seule conséquence du refus de l’avortement fera naître un enfant qui pourra être adopté par des parents aimants ou qui du moins feront de leur mieux - tout comme ceux qui enfantent par leurs propres moyens. La femme pourra ensuite regretter d’avoir gardé cet enfant et d’avoir été mal influencée. De la même manière, on regrettera d’avoir voté pour un candidat qui s’avère désastreux une fois élu. C’est ainsi qu’on apprend à se méfier des bons communicants.

En revanche, il y a des choses beaucoup plus graves qui ont trait à la procréation, auxquelles le gouvernement actuel et les partis d’opposition s’intéressent moins. Je fais allusion à la maltraitance des enfants par leurs parents, aux terribles inégalités que l’on tolère entre ceux qui ont la chance de vivre entourés d’amour et d’attention et ceux qui supportent toutes sortes de violences. Est-ce que les seconds sont nés parce que leurs mères auraient été influencées par les campagnes anti-avortement ? Rien n’est moins sûr. Le plus vraisemblable, c’est qu’elles ont intégré la norme selon laquelle une femme ne se réalise que par les enfants qu’elle met au monde et qu’elle élève. Peu importe qu’elle soit ensuite incapable de faire face. Ce serait moins grave si l’on séparait rapidement ces mères de leurs enfants maltraités, pour les faire adopter. Or les politiques publiques font tout pour qu’elles ne coupent pas le lien avec leurs enfants victimes. Quant au gouvernement, si soucieux des campagnes contre l’avortement, il ne trouve rien à dire sur la prolifération des discours qui, depuis quelques décennies, racontent les malheurs sans nom des enfants adoptés, arrachés «injustement» à leurs «vraies mères» ? Comme si au fond, l’objectif de la pénalisation des sites anti-avortement n’était pas de préserver cette précieuse liberté des femmes mais de rendre plus fixe encore la relation de la mère biologique à son enfant. Ainsi, celle qui n’a pas avorté serait, sans le moindre doute, une bonne mère, qu’aucune adoption ne séparera jamais de sa progéniture. L’avortement serait alors conçu moins comme un droit des femmes sur leurs corps que comme un test des compétences d’une femme pour la maternité. Il ne faut pas être un génie pour comprendre que l’on pourrait trouver des moyens plus efficaces pour savoir si une femme est capable d’élever ses enfants, d’être une «bonne mère».