Entre philosophie et prestidigitation, il est temps de rompre la glace de la méconnaissance mutuelle. Il faut dire qu'entre ces deux-là, les choses se sont mal engagées dès le début. Quand Platon convie le «faiseur de prestiges» à faire son entrée sur la scène philosophique, c'est pour y tenir le mauvais rôle. Il sera, au détour d'une formule, le prête-nom du sophiste, cet illusionniste dans le champ du logos, entendez le rival menaçant, le prétendant abusif, celui que la philosophie doit traquer pour s'instaurer elle-même. Arraisonnée dans les filets de la dialectique, la bête est expulsée avec fracas. Et avec elle son masque de circonstance : le prestidigitateur enrôlé de force, victime collatérale d'une querelle de prétention et de prestige qui décidément n'était pas son affaire. Il en conserve toujours un peu les stigmates d'infamie. De saint Augustin à Hegel et au-delà, il reste peu ou prou l'usurpateur, l'imposteur de service, l'autre de la pensée autant que son double inquiétant. Mais il n'en demandait pas tant ! Il ne demandait rien d'ailleurs. Juste qu'on accorde de l'attention à son silence, c'est-à-dire à ses gestes.
Il faut donc commencer par regarder et tenter, tout simplement, de voir.
Oublier pour un temps la question du «comment fait-il ?» (comme Hitchcock congédiait le «whodunit»), oublier aussi les boîtes à secret compliquées, l'éclairage tonitruant et la musique criarde. Oublier l'assistante aguichante et autres paillettes, pour concentrer le regard sur les mains seulement, les mains nues des grands maîtres qui travaillent sans bagage ni appareils. Voyez les mains fines de Fred Kaps égrenant les cartes du bout des doigts. Celles d'Ascanio, qui se déploient en douceur et paraissent vous fixer. Les mains de Slydini, leur chorégraphie veloutée. Et les paluches de Brother Hamman ou de Larry Jennings reposant sagement sur le bord de la table. Regardez ces mains, comme elles respirent l'intelligence. Ne voyez-vous pas qu'elles pensent ?
La prestidigitation est un art du visible brut et sans redoublement. Il n’y a pas ici à viser un ailleurs, imaginé ou imaginaire, une «autre scène» dont cette scène-ci serait le prétexte. Tout s’y tient «de ce côté-ci du réel», dans le temps littéral de la présence en personne. C’est pourquoi elle se dérobe aux catégories mobilisées pour penser la fiction : les mondes possibles, l’alternative du fantastique et du merveilleux, la suspension du refus de croire. Mais à la fois, elle reste l’impensé des arts d’attraction, soumis quant à eux à la logique de l’exploit. Car la prestidigitation ne vise pas à repousser les frontières du faisable. Ce qu’elle donne à voir, c’est autre chose : la coexistence innocente et brutale de l’impossible avec sa propre réalité : un impossible qui demeure impossible, à n’en pas douter, quand il est là pourtant, à en crever les yeux. Il faut prendre la mesure du choc dont portent témoignage les deux ou trois secondes d’un silence stupéfait, souffle coupé. Il faut élucider le propre de ce punctum, de cet affect saisissant-dessaisissant, ce vertige où la vigilance la plus tendue cède la place à l’abandon. Comme il faut sonder ce désir de résister à l’illusion, désir paradoxal s’il est vrai que c’est sa propre déception qui le comble, et au centuple. Préservé des lourdeurs des «vouloir dire» en tout genre, le spectaculaire est alors restitué à sa quintessence. Superficialité ? Inconsistance ? Le temps est passé où il fallait tenir le spectaculaire en suspicion, où il était entendu que la stupeur devait rendre stupide et bloquer la machine à penser. Reddition de l’intelligence ? Mais pourquoi cette défaite ne serait-elle pas aussi un défi pour la pensée ? Et pourquoi pas une fête ?
Ce n'est pas à l'intelligence analytique qu'il faut en appeler d'abord, si prompte à décomposer, à «remonter» et à trouver finalement refuge dans on ne sait quel arrière-plan caché. C'est qu'à l'instant où elle amorce son mouvement à rebours des faits et gestes mémorisés, il est déjà trop tard. Car c'est elle-même, l'intelligence, qui a fermé toutes les issues et construit ses propres pièges, lissant la trame des opérations perçues jusqu'à les rendre méconnaissables. Ce travail de l'intelligence n'est pas sans parenté avec l'élaboration secondaire qui, chez Freud, clôt le travail du rêve et verrouille à double tour ce qu'il y aurait à voir avant de jeter la clé. Sans doute les prestidigitateurs sont-ils, par coquetterie, les premiers à flatter cette posture de défense de l'intelligence en panique, acculée à feindre de croire aux portes de sortie qu'elle s'invente, les plus improbables. Comme le magicien Rezvani, père du romancier, qui acquiesce et s'abstient de donner le démenti à Louis de Broglie, de l'Académie des sciences et Prix Nobel de physique, quand celui-ci lui demande d'un air entendu : «Vous émettez sur ondes courtes, n'est-ce pas ?» - il s'agissait en réalité d'un tour de main d'une simplicité confondante.
Il faut plutôt, à la manière de Rouletabille, trouver «le bon bout de la raison», celui qui saura voir ce qu'il y a à dire et à comprendre. Mais ce «bon bout», ce n'est évidemment pas l'autre bout, comme s'il suffisait de suivre la même trame dans l'autre sens. Ni analytique ni déductive, l'intelligence que déploient les «gens du métier» dans l'élaboration de leurs enchaînements déroute au moins autant que l'éclat de leurs «prestiges». Et peut-être est-elle plus séduisante encore. Y voir quelque chose, c'est d'abord désapprendre à découper les actions et les mouvements, non tels qu'ils se donnent, mais tels que nous les construisons toujours, immanquablement. C'est déceler comment le regard le plus vigilant ne peut que céder au charme de la période obnubilante, de la litote et de l'ellipse. Cette rhétorique du geste est toute de sobriété, c'est une rhétorique sans paroles. Mais ses figures obligées sont intraitables, on y succombe à tous les coups. Car le vrai secret ne se tient pas «par derrière», ni «au-dedans». Il n'est si bien gardé que parce qu'il loge à la surface du visible, comme la seconde image que contient l'image double, si peu cachée en vérité, empêchée d'apparaître par l'insistance des contours de la première image, qui sont aussi les siens. On est donc loin des «trucs», doubles-fonds, «gimmicks» et autres «fakes», ces curiosités pour une grande part fantasmatiques que l'intelligence en déroute se sert à elle-même afin d'avoir réponse à tout. Quant à l'invocation du secret, ne serait-elle pas l'obstacle épistémologique principal ? Ou pire : l'argument paresseux pour ne pas y aller voir, l'alibi de tous les «j'veux pas l'savoir» ?
Rendre compte de ce qui se passe en prestidigitation, en nous comme hors de nous, ce n'est pas tout expliquer (car tel n'est pas le propos, et, à ce jeu, l'intelligence «profane» aura toujours un temps de retard, et tant mieux !). Mais c'est simplement scruter ce qui se joue là, à la surface des choses et des gestes. Il y faut une autre tournure de l'intelligence, qui reste à inventer. Un autre tour de pensée.
Alain Poussard est en conférence au théâtre La Criée à Marseille, ce lundi à 19 heures.