Après la sortie du livre de Carole Barjon consacré aux «assassins de l'école», j'avais décidé de ne pas réagir à un ouvrage mêlant les idées reçues les plus éculées, les rumeurs plus que les faits et une étrange théorie expliquant les problèmes de l'école française depuis plus de trente ans par l'influence de quelques «pédagos», dont un sociologue. Que cet ouvrage fasse les délices du Figaro, du Point et de la «fachosphère» est dans l'ordre des choses. J'avais choisi de ne pas réagir contre une méthode consistant à tirer le portait de quelques coupables sans leur dire quelle était la finalité de l'entretien, en leur faisant dire autre chose que ce qu'ils ont dit, en se dispensant de lire une seule ligne de leurs travaux… La méthode est celle de Gala, la théorie, celle du complot. Ce livre ressemblant à de nombreux autres, il suffisait d'attendre que le «buzz» passe.
Le fait que vous en ayez fait l'éloge change un peu la donne. Ce livre repose sur l'expérience personnelle de Carole Barjon et sur des rumeurs. L'apprentissage de la lecture et du calcul reste traditionnel dans la majorité des cas. Les enseignants défendent fermement les disciplines et les programmes que bien des élèves ne parviennent toujours pas à ingurgiter en dépit des efforts des équipes éducatives. Toutes les tentatives de démocratisation sont dénoncées comme un «nivellement par le bas». La loi Jospin de 1989 déclarant que «l'élève est au centre du système» apparaît comme le scandale fondateur, bien que je continue à mal comprendre ce qui est au centre de l'école si ce n'est l'élève, comme le patient doit être au centre de l'hôpital.
Rien n’est dit des méthodes utilisées par les pays plus efficaces, plus égalitaires et moins traditionnels en matière scolaire.
Rien n’est dit sur le fait qu’on donne bien plus de moyens aux classes prépas et aux établissements chics qu’aux autres et au fait que l’école élémentaire française coûte 27 % moins cher que dans les autres pays de l’OCDE alors que le lycée coûte, lui, 30 % de plus.
Rien n’est dit des efforts des enseignants face aux élèves tels qu’ils sont. Bref, rien n’est dit sur le fait que nous n’avons choisi ni l’efficacité ni l’équité scolaires durant les trente dernières années et sur ce paradoxe : la France a ouvert son système scolaire en essayant de ne jamais changer sérieusement ni son fonctionnement ni ses manières de travailler.
Dénonçons les «folies pédagogiques» qui sont très loin d'être la règle et ignorons tout le reste ! Dès lors, il suffirait de revenir au bon temps d'avant pour que l'école retrouve une efficacité qu'elle n'a d'ailleurs jamais eue.
En matière scolaire, le livre de Carole Barjon est de la même eau que ceux qui proposent «nos ancêtres les gaulois» comme avenir national et l'âge d'or des Trente Glorieuses comme idéal social. Cependant, le fait d'écrire dans un hebdomadaire de gauche semble autoriser à reprendre de manière crédible, sans être soupçonnée d'être réactionnaire, les propos de Valeurs actuelles. Propos qui ne sont pas faux parce qu'ils sont ceux de Valeurs actuelles, mais tout simplement parce qu'ils sont faux. Ils procèdent aussi du même climat : assez de politiquement correct, assez d'hypocrisie, assez d'élitisme et d'analyses compliquées, assez de refus de la sélection… Disons des choses simples et brutales, elles n'en paraîtront que plus vraies et plus authentiques.
Je crains que votre soutien à cet ouvrage soit un signe très inquiétant du glissement conservateur de notre société et de son incapacité à débattre sérieusement de nos problèmes, à ignorer les recherches qui ne confortent pas les opinions, à ignorer les comparaisons internationales, à regarder les choses en face.
Non seulement il est ridicule d’expliquer les transformations de l’école par l’influence de quelques esprits pervers et inconséquents, mais il est dangereux de conforter cette croyance si l’on veut véritablement agir.
C'est donc avec beaucoup de tristesse que je vois Libération céder à un air du temps aussi irrationnel et vaguement nauséabond. Bien sûr, je ne dispose d'aucun droit de réponse. Mais je dois vous dire qu'il est extrêmement pénible d'être contraint au silence face à un monde qui n'est pas le mien et qui est nettement plus puissant, alors même que Carole Barjon m'attribue une influence occulte frôlant le grotesque quand on sait combien la recherche un peu sérieuse pèse beaucoup moins que le moindre éditorial.
Bien cordialement,
et avec un peu de tristesse.
Lire la réponse par Laurent Joffrin Cher François Dubet