Bruno, un ami musicien, m’a dit :
«Tu vois Christine, par exemple, t'as un mec, il est cadre et tout ça, mais à ses heures perdues il joue de la guitare, ou il écrit. Au lieu de faire des études pour apprendre son métier, il aurait dû tout de suite faire un travail qui lui plaît. Qui lui plaît vraiment. On en rencontre plein nous dans la musique des gens comme ça, des cadres qui nous disent qu'ils s'éclatent sur leur guitare ou sur leur piano ou whatever. Il aurait dû commencer par ça. D'un autre côté, on ne peut pas dire aux gens de ne pas aller à l'école. Alors je sais pas. C'est qui qui achète les œuvres d'art ? C'est des gens qui travaillent dans les banques et tout ça. C'est bien que des gens achètent des œuvres d'art. Toi, qu'est-ce que t'en penses ? Ils auraient dû faire directement ce qu'ils aiment ? Parce que après faut voir comment ils nous critiquent. Et en disant qu'on est durs.
- Ça aurait servi à rien. C’est des gens qui veulent tout. Ils veulent pas être artistes, ils veulent tout c’est pas pareil. T’as pas vu comment on nous raconte que Mitterrand était un grand écrivain ? Alors qu’il était comme tous les gens de pouvoir, il voulait tout. T’as vu ces phrases ampoulées qu’on nous cite pour nous faire croire que c’était un écrivain, non mais on rêve.
- T’énerve pas, t’énerve pas.
- Ça vaut pas le coup t’as raison.
- Mais est-ce qu’eux-mêmes ils se voient déjà ? Est-ce qu’on peut s’observer soi-même ? Pour une fois qu’un critique il se critiquerait, ça serait intéressant. Si Mitterrand avait dit «ah ben elles sont ampoulées mes phrases». D’habitude ils se permettent de dire aux autres «tu supportes pas la critique», pour une fois ça changerait. C’est vrai ou pas Christine ? Je le pense. A force qu’ils se soient pas observés, il y a plein de gens du public qui ont décidé de se faire leur opinion eux-mêmes. Maintenant la critique est la valeur la plus appréciée dans la culture et la société.
- Tu sais, un grand critique, Roland Barthes, a écrit la Préparation du roman, où il examine ce qu'il doit affronter pour écrire un roman.
- On va parler d’autre chose. On va changer de lunettes. Il y a une femme aux Etats-Unis, Oprah Winfrey, si elle elle dit que c’est bien, tout le monde y va, même si c’est pas vrai. Quelqu’un d’autre dira qu’un livre est bien, personne l’écoutera. Vous, vous faites de la littérature, mais c’est quoi le but de votre travail ? Je connais le but de la musique, mais je connais pas le but de la littérature.
- Hum… Trouver des phrases, dans une continuité, un temps suffisamment long, pour que ça ne repose pas que sur l’émotion d’un moment… D’un autre côté ils viennent de donner le Nobel de littérature à Dylan.
- C’est rien ça. Tu vois bien qu’ils annoncent ce qu’ils veulent. Ils auraient pu dire n’importe quoi, ils ont dit ça. Demande à des gens qui écrivent des livres, tu vas voir ce qu’ils en pensent. Non, non. C’est des bêtises tout ça. C’est un organisme. C’est comme Oprah Winfrey. Christine, c’est quoi le but de la littérature ? Votre truc c’est quoi ?
- A travers un cas particulier, dire d’une manière simple une vérité tellement vivante qu’elle en est inexprimable.
- Ah oui, c’est mieux de raconter une histoire, plutôt que de faire un long discours qui finit jamais, une chanson c’est bien. Mais pourquoi quelqu’un dit qu’il préfère écouter une chanson plutôt que lire un livre ? Il peut faire les deux. Regarde tout à l’heure à la télé on a vu quelqu’un qui était transgenre et il pouvait être deux choses en même temps. Mais ça il y a très peu de gens qui peuvent le faire.
- C’est quoi le but de la musique ? - Nous c’est quoi notre but ? Non je te dis pas c’est quoi notre but. C’est de faire comprendre la vie comme elle est. D’une manière plus profonde, plus vraie, mais comme elle est. Nous, on peut pas inventer comme vous faites, on peut pas inventer «c’est un monsieur qui est un scaphandrier, il a trois mains…» les gens ils vont tout de suite te dire «c’est quoi que tu dis ?» Ce qu’on fait nous ? On met des mots, mais il y a des mots qu’on met pas, et au lieu de mettre un mot, par exemple, c’est la musique qui joue, et qui dit ce que toi tu dois comprendre.
- Tes chansons c’est de la poésie ? - Parfois je vois la vie en noir, et parfois en rose. Le rose c’est mignon. Non, si le syndicat de la poésie me donne un prix, je vais être gêné. La poésie c’est quand même un niveau, un niveau différent que de jouer avec les mots et les lettres. Mais en tout cas, on apprend aux petits enfants avec de la musique, au tout début. Au début, on nous couche sur des tatamis, et on nous apprend. La musique c’est le meilleur professeur. Allez on change d’ambiance. Wesh wesh.
- Ça veut dire quoi wesh ?
- Ben on sait plus. C’est justement. Ça fait longtemps qu’on sait plus parler tous ensemble.»
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.