Menu
Libération
TRIBUNE

Dépasser l’inoublieuse mémoire du ressentiment

Comment trouver le point d’équilibre entre le droit à réparation des victimes et celui de l’auteur éventuel à être protégé d’une mémoire accusatrice infondée ? Le définir est si difficile à atteindre qu’aucune réforme n’a pu aboutir à ce jour.
(Photo Patrick Tourneboeuf. Tendance Floue)
par Denis Salas
publié le 23 octobre 2016 à 17h11

L’oubli est un remède traditionnellement invoqué après les traumatismes collectifs et individuels. Quand le crime s’efface de la mémoire des hommes, le temps des promesses peut s’ouvrir à nouveau. Les institutions de l’oubli permettent à une société de ne pas rester éternellement en colère contre elle-même. Depuis longtemps, la prescription des poursuites (ce temps que la société estime nécessaire pour oublier définitivement un forfait) est de dix ans pour les crimes et de trois ans pour les délits. Les bienfaits de l’oubli sont censés nous conduire vers un futur réconcilié.

Ce temps n'est plus. Pas seulement parce que les preuves sont plus durables à l'ère des fichiers d'empreintes génétiques. C'est surtout - comme le montrent les livres de Flavie Flament (la Consolation) et de Cécile B. (le Petit Vélo blanc) - que les victimes d'abus sexuels brisent le silence. Des femmes osent prendre la parole pour dire une brisure d'identité qui semble sans remède. A visage découvert, elles se dressent contre la négation des abuseurs protégés par la loi. La posture du plaignant permet d'inverser les rôles, de ne plus subir, de changer le sens de la loi. Les souffrances privées se transforment ainsi en une cause publique.

Cette interpellation a été entendue par le législateur. Il a d’abord porté le délai de prescription qui reste à vingt ans à compter non du jour des faits mais de la date de la majorité de la victime en cas de violences sexuelles. Par la suite, le temps de l’oubli n’a cessé de diminuer pour les crimes les plus graves (trente ans pour le terrorisme et le trafic de stupéfiants). Il disparaît totalement pour les crimes contre l’humanité, qui sont imprescriptibles. Et la Cour de cassation a récemment créé le concept d’«obstacle insurmontable» à la révélation des faits dissimulés dans l’affaire dite de l’octuple infanticide pour autoriser des poursuites prescrites.

Faut-il aller plus loin ? Les atteintes aux droits des victimes d’abus sexuels le justifient-elles ? Certains y voient un leurre compte tenu des aléas de la preuve - les témoignages et les souvenirs étant périssables. Quelle «réparation» attendre d’un procès qui peut condamner un abuseur mais aussi l’acquitter ? Si les faits sont trop anciens, cela compromet les conditions de possibilité de la défense pénale, sans oublier le risque d’erreur judiciaire. Il serait plus sage de dépasser l’inoublieuse mémoire du ressentiment, de la haine et de la vengeance. D’autres pensent, au contraire, qu’il faut modifier notre échelle de gravité de la criminalité. La violence sexuelle est le signe d’une époque qui reconnaît l’égalité entre hommes et femmes et entend la plainte de la victime intime. Puisque la loi décide que les faits d’abus de biens sociaux se prescrivent à partir de la révélation des faits (découverte d’une infraction par définition dissimulée), pourquoi ne pas étendre ce raisonnement aux viols d’enfants ? Pourquoi être moins punitif pour un crime sexuel que pour un délit financier ?

A propos de l’amnésie post-traumatique, aux Etats-Unis et en Israël, le débat est ouvert entre la valeur des souvenirs refoulés et l’hypothèse de la fausse mémoire. Certains émettent des doutes sur l’authenticité de tels souvenirs, mais d’autres soutiennent qu’ils font l’objet d’un consensus et valent comme preuve. Ces affaires se règlent au cas par cas. Un arrêt de la Cour suprême israélienne a récemment confirmé la condamnation d’un père incestueux (à douze ans d’emprisonnement) sur la base d’un rêve de sa fille devenue majeure. Une nuit, elle s’était réveillée d’un songe où elle voyait son père abuser d’elle, ce qui a provoqué le retour d’une mémoire refoulée alors qu’elle avait été abusée de l’âge de 3 ans à 11 ans. La Cour a été convaincue par les experts de l’accusation invoquant la notion d’amnésie post-traumatique bien que de nombreux scientifiques aient récusé la théorie des souvenirs refoulés. Pour la jeune fille, le rêve n’était que le déclencheur de la mémoire atrophiée par le traumatisme. Et le juge convaincu par la véracité des faits confirmés par d’autres preuves (le journal intime) lui a donné raison.

Il n’est pas certain que le législateur français aille dans ce sens. En témoigne le volumineux travail effectué par deux parlementaires, Georges Fenech et Alain Tourret. Pour eux, le point de vue de la plaignante, s’il est légitime, n’est pas le seul dont il faut tenir compte. Les droits des victimes doivent composer avec d’autres droits, comme celui d’être jugé dans un délai raisonnable. Il faut trouver un équilibre entre le droit à réparation des victimes et celui de l’auteur éventuel à être protégé d’une mémoire accusatrice infondée. Equilibre si difficile à atteindre qu’aucune réforme n’a pu aboutir à ce jour.

Reste que si l’oubli peut faire œuvre de pacification, pour certaines catégories de victimes, le passé ne passe pas. Frappées dans leurs chair et identité intime, le travail de mémoire ne s’accommode guère avec les supposés bienfaits de l’oubli. Pour elles, celui-ci ne cicatrise pas le mal. La violence du souvenir l’installe dans une pure déchirure du temps. Telle est la brèche qui traverse la fonction de l’oubli : utile d’un côté par l’apaisement qu’il apporte, odieux de l’autre par la promesse d’impunité qu’il contient.