«Il m'a violée entre 8 et 11 ans et demi. Ça s'est arrêté parce qu'à partir de ce moment-là, j'aurais pu me retrouver enceinte. A 10 ans, j'ai fait une tentative de suicide par électrocution. J'ai amnésié tous ces viols et ma tentative de suicide. Je ne m'en suis souvenue qu'à… 42 ans, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2012. Trente longues années où je n'ai pas vécu mais où j'ai survécu, dissociée et saccagée, à toutes les tortures que j'avais subies.»
Ariane, citée par Muguette Dini, sénatrice, le 28 mai 2014, est l’une des dizaines de milliers d’enfants et d’adolescents victimes de violences sexuelles chaque année. Parmi les victimes de viol ou de tentative de viol, 59 % l’ont été pour la première fois avant leurs 18 ans. Il y a quelques jours, l’animatrice de radio et de télévision Flavie Flament a courageusement témoigné des violences subies à l’âge de 13 ans et dont elle ne s’est souvenue que vingt-cinq ans plus tard. Avant elle, des centaines d’adultes ont dénoncé des violences pédocriminelles commises par des hommes d’Eglise, et tant d’autres dont la presse ne s’est pas fait l’écho, toutes et tous victimes d’un système qu’on ne nomme plus : le patriarcat.
La proposition de loi Fenech-Tourret, actuellement examinée au Parlement, prévoit de doubler les délais de prescription de dix à vingt ans pour les crimes, de trois à six ans pour les délits. Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes salue cette avancée notable qui facilitera l’accès à la justice de près de 300 000 personnes victimes de violences sexuelles qui seront ainsi reconnues dans leur qualité de victimes.
Pour autant, nous ne pouvons nous satisfaire du statu quo retenu concernant les délais de prescription pour crimes sur mineurs, d'une durée de vingt ans à compter de la majorité de la victime. Avec l'adoption de ce texte en l'état, les délais de prescription seraient de vingt ans pour les crimes sur majeurs comme sur mineurs, ce qui entraînerait un risque de banalisation de la gravité et de la spécificité des crimes sexuels sur mineurs. Il y a nécessité à permettre aux victimes mineures au moment des faits de pouvoir saisir la justice jusqu'à leurs 48 ans, contre 38 ans actuellement. Cela ne changerait «pas grand-chose», nous dit-on. Nous défendons le contraire. Ariane et Flavie Flament auraient eu le droit de choisir de dénoncer les violences qu'elles ont subies aux autorités judiciaires. Au Sénat, le 14 octobre, l'amendement de Chantal Jouanno proposant d'allonger ce délai à trente ans, a été rejeté. Dans son avis relatif au viol publié le 5 octobre, notre Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes soutient un allongement des délais relatifs aux crimes sur mineurs, pour que le passage du temps cesse de protéger les violeurs.
Dans neuf cas sur dix, les violences sont commises par un parent ou un proche, pendant des années et dès la prime enfance. On sait la difficulté pour les victimes d'identifier un comportement inapproprié de la part d'un oncle, d'un beau-père, d'un père… et à s'extraire de l'emprise, du chantage et des menaces. S'ajoutent les conséquences psychotraumatiques des violences, encore trop méconnues mais documentées scientifiquement, qui peuvent conduire à une amnésie dissociative. Le cerveau efface alors l'impensable, et ce d'autant plus que l'agression est survenue tôt dans l'enfance. Le souvenir va ressurgir des dizaines d'années après dans la mémoire de la victime devenue adulte, souvent à l'occasion d'une prise en charge psychothérapeutique ou d'un événement marquant. C'est ce dont témoignent chaque année des centaines de victimes aux écoutantes de la permanence téléphonique nationale Viols, femmes, informations (1). Il ne suffit donc pas de «libérer la parole des victimes», il faut que la justice la leur donne et les entende.
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Pendant les débats, certains sénateurs ont défendu un «droit à l'oubli» qui concourrait à la pacification de notre société. Comment parler de paix sociale si les enfants devenus adultes se voient refuser l'accès à la justice et leurs agresseurs impunis ?
Bien sûr, l’allongement du délai de prescription devra aller de pair avec une augmentation des moyens de la justice et la formation des magistrats et des avocats. La prévention et le repérage des violences passeront également nécessairement par une éducation à la sexualité effective, qui permettra à l’enfant, dès le plus jeune âge, de pouvoir repérer un comportement anormal. Enfin, les soins médicaux spécialisés sur les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles doivent être pris en charge.
(1) Numéro d'appel gratuit : 0 800 05 95 95.