Une attaque à l’arme automatique perpétrée par des terroristes obsédés d’identité, de tradition et d’intégrisme religieux, qui ébranle le pouvoir, justifie l’état d’urgence et le changement de la Constitution, débouche sur une traque impitoyable menée contre des combattants suicidaires regroupés dans des réseaux informels et implacables, dont les bases arrière se situent de l’autre côté de la Méditerranée. Un forfait de Daech ? Un crime du GIA algérien ? Un acte fou commis par des émules de Ben Laden ? Non : un attentat bien français, dont la mémoire est enclose désormais dans les livres d’histoire mais dont le rappel opportun montre que le fanatisme qu’on croit aujourd’hui circonscrit à une religion dévoyée s’est manifesté il n’y a pas si longtemps, sous l’impulsion de terroristes bien de chez nous, aux racines chrétiennes indiscutables, au nom d’une idéologie autoritaire venue en droite ligne de la culture politique nationale.
Jean-Noël Jeanneney, l'historien des concordances du passé et du présent, revient dans un récit à la fois minutieux et plein de hauteur sur l'attentat le plus spectaculaire fomenté par les soldats perdus de l'Algérie française, qui a failli tuer un président, et qui a modifié en profondeur les institutions du pays. Le 22 août 1962 en fin de journée, le général de Gaulle quitte l'Elysée pour rejoindre l'aéroport de Villacoublay d'où il doit s'envoler pour Colombey. Arrivée non loin de sa destination, au carrefour du Petit-Clamart, sa Citroën DS est prise sous les feux croisés d'un commando de tueurs qui s'est posté des deux côtés de la route. Les balles se fichent dans la carrosserie, crèvent deux pneus, font exploser les vitres et traversent l'habitacle. Dans un réflexe salvateur, le chauffeur enfonce l'accélérateur, le gendre du Général assis à l'avant crie à son beau-père «père, baissez-vous !». Le Général et sa femme, Yvonne, se plient en deux, une des balles passe à dix centimètres de leur tête. Quarante secondes plus tard, après une fusillade qui semble interminable - plus de deux cents douilles seront retrouvées sur les lieux -, la DS, qui tangue dangereusement, s'est extirpée du piège et file dans la nuit, suivie par deux motards et une voiture de protection qui n'a servi à rien. Arrivé sur le tarmac, le Général tient à passer en revue le petit piquet de militaires qui lui rend les honneurs, puis, imperturbable, il monte dans l'appareil qui l'attend. Il dit seulement : «Cette fois, c'était tangent.» Puis, plus tard : «Ils tirent comme des cochons !»
Pourtant, l’attentat ne pouvait pas rater. Une douzaine d’activistes avaient monté l’opération, surarmés, munis d’un pain de plastic qui devait sauter au passage du cortège, échelonnés avant et après le carrefour, leurs armes automatiques braquées sur la route pour un feu croisé sans rémission, une camionnette prête à faire barrage devant la voiture du Général. Mais tout a mal tourné pour eux. Le chef du commando a agité un journal quand il a vu arriver le convoi présidentiel, mais le brouillard a caché un temps le signal. L’un des tireurs soulageait un besoin naturel quand la DS est arrivée, une arme s’est enrayée, les tireurs ont été pris de court et ont arrosé le cortège sans trop viser. Ce jour-là, De Gaulle est un miraculé.
Une fois l'attentat reconstitué dans tous ses détails, Jean-Noël Jeanneney remonte, dans de courts chapitres enlevés et précis, toutes les ramifications du complot, ses prolongements psychologiques et politiques. Le compagnonnage du Général avec la mort, l'itinéraire des tueurs, les réactions politiques, le réflexe stratégique du Président. De Gaulle rebondit aussitôt sur l'événement pour faire voter à l'arraché une réforme constitutionnelle qui instaure l'élection du président de la République au suffrage universel et fixe, sur un coup d'opportunité, la vraie nature de la Ve République, monarchie républicaine désormais dominée par un homme qui reçoit non l'oint du Seigneur, mais l'onction solennelle du vote populaire, ce qui le place au-dessus de toutes les autres institutions.
De tous ces développements, le plus fascinant touche aux motivations des assassins. Jean-Marie Bastien-Thiry et Alain Bougrenet de La Tocnaye sont des soldats révulsés par la perte de l'Algérie. Mais ce sont aussi des catholiques pratiquants, animés d'une foi fiévreuse et exclusive, dont un vers de Racine dans Athalie, pièce consacrée à un autre assassinat politique, résume l'état d'esprit : «La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère ?» Leur justification, eux qui ont été élevés dans une religion qui proscrit le meurtre et prêche le pardon, revêt une résonance étrangement contemporaine. Comment ont-ils surmonté la contradiction ? En consultant des prêtres. Lesquels n'étaient guère séduits par les innovations de Vatican II et se rattachaient à ce qu'on n'appelait pas encore l'intégrisme catholique. Ainsi, comme certains agissent aujourd'hui selon les prescriptions d'imams ou bien obéissent à des fatwas faussement coraniques, ce sont des raisonnements religieux biaisés, inspirés de Thomas d'Aquin ou de la Bible, qui ont donné ses bases intellectuelles au «tyrannicide» contre De Gaulle. Aussi bien certains de leurs inspirateurs estimaient que la perte de l'Algérie revenait à abandonner à l'islam une terre conquise de haute lutte par des chrétiens. Dans l'islam politique, on trouve aujourd'hui les mêmes appels au meurtre des «tyrans» et cette volonté de reconquête. Ainsi on voit le terrorisme contemporain comme un phénomène exotique et étranger à nos valeurs ; Jean-Noël Jeanneney nous rappelle qu'il y a seulement un demi-siècle, les mêmes raisonnements, les mêmes principes, la même intolérance criminelle faisaient aussi l'histoire de la France.