Ses supporteurs l’appellent «The Madman». Ils adorent sa démesure. C’est un surnom affectueux et flatteur, qui dit leur admiration pour son audace et sa superbe ignorance des limites. Ses détracteurs aussi l’appellent «The Madman», mais pour dire leur inquiétude à l’idée de voir un aliéné, un sociopathe jugé dangereux, diriger «la première démocratie du monde». Donald Trump fait l’unanimité sur au moins un point : sa folie est admise par tous.
Cette réputation de «fou», dont sa coiffure de bouffon serait le signe extérieur, «The Donald», comme on l'appelle, la promène depuis longtemps. De coups de gueule en déclarations spectaculaires, il s'est construit l'image d'un personnage atypique, hors normes, au-dessus des lois de la bienséance et de la raison. La campagne électorale a amplifié le phénomène et lui a donné des dimensions inédites. Des psychiatres, des psychologues ont publiquement décortiqué son cas, ont analysé en spécialistes sa mégalomanie, son agressivité, son égocentrisme. L'été dernier, la députée Karen Bass a même demandé à ce que le candidat soit cliniquement examiné et a lancé une pétition, laquelle a recueilli près de 25 000 signatures, initiative cautionnée par un tweet de l'ex-doyen de l'école de médecine de Harvard, Jeffrey S. Flier, affirmant : «Trouble narcissique de la personnalité. Trump n'en souffre pas seulement, il en est la définition même.» Devant l'emballement, l'Association américaine de psychiatrie a dû se fendre en hâte d'un communiqué officiel pour rappeler que les diagnostics sauvages sortaient du code éthique de la médecine.
Le fait que la «folie» d’un candidat à l’élection présidentielle soit un fait acquis pour tout le monde a quelque chose de profondément troublant. Même si le mot «folie» est d’abord pris au sens populaire. D’une part, si Donald Trump est fou et reconnu comme tel y compris par ses amis, que cela renseigne-t-il sur l’état psychologique de son électorat à vouloir lui confier son avenir ? D’autre part, le fait que ses ennemis l’accusent d’être atteint de maladie mentale n’est-il pas, en sous-main, un aveu d’impuissance à analyser méthodiquement, sur le terrain politique, le danger qu’il représente ? Une façon, en réalité, de le déresponsabiliser, comme autrefois on envoyait les criminels à l’hôpital mieux qu’à l’échafaud, s’il était prouvé qu’ils n’étaient pas en pleine possession de leurs facultés mentales au moment des faits.
L'imputation de folie est souvent une forme insidieuse d'exonération, un moyen commode de se débarrasser et de vider de son contenu idéologique un problème complexe à décrypter - voyez le terrorisme, par exemple, régulièrement associé au déséquilibre mental. Par ailleurs, qualifier de fou ce monstre de vulgarité et d'arrogance qu'est Donald Trump, n'est-ce pas, en passant, stigmatiser et humilier les centaines de milliers de malades mentaux ? Ne vaut-il pas mieux voir dans ce clown moderne, ce prédateur médiatique et outrancier, l'avatar très concret du libéralisme sauvage, du sexisme et du racisme dit «décomplexé», l'ultime rejeton de la dérégulation des marchés ?
Donald Trump, n'est-ce pas avant tout cela : un homme dérégulé, qui n'a pas plus de retenues que la société barbare et autoritaire dont il rêve ? Ne vaut-il pas mieux regarder ce cousin de Silvio Berlusconi et de Terminator non pas comme un cas clinique, mais comme un symptôme de la brutalité régnante et d'une démocratie qui peine, partout dans le monde, à faire face à ce type de phénomènes ?
Chaque jour qui passe, à coups de propos et de vidéos abjectes, l’éloigne pour l’instant de la victoire. Devant la perspective d’une défaite, le mégalomane se fait paranoïaque et crie au complot, à la corruption du système - on ne peut pas lui donner tort sur ce dernier point, il suffit de se souvenir de l’élection de George W. Bush. Mais même perdant, Donald Trump aura ouvert une brèche qui pourrait bien s’avérer un gouffre. Il a libéré un discours de haine et de mort, toujours rampant aux Etats-Unis et que l’élection de Barack Obama a, loin de l’avoir calmé, relancé.
Donald Trump a déclaré la guerre à «l'establishment», au mensonge et à la corruption - dont il est lui-même, dans le monde des affaires, une caricature. Sa course en solitaire, il la revendique, ayant affirmé récemment être «libéré» des républicains qui l'ont lâché comme on est délivré de «chaînes»(«shackles») qui entravent les mouvements des forçats.
Donald Trump incarne désormais un discours littéralement «déchaîné», écho d’une angoisse réelle du peuple américain, à laquelle il est urgent de répondre. Donald Trump est dangereux pour mille raisons, dont celle-ci, qui n’est pas à négliger, car elle pourrait avoir un avenir : il a inventé un style.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.