Un moment clé du dernier film des frères Dardenne, la Fille inconnue, est celui où un confrère médecin (Fabrizio Rongione) dit amicalement à Jenny Davin (Adèle Haenel) : «Aucun tribunal ne vous condamnerait.» Pour n'avoir pas ouvert la porte de son cabinet, une heure après la fin des consultations, à la jeune fille qui y a sonné désespérément - et qu'on a retrouvée morte, au bord de la Meuse le lendemain. Jenny, jeune généraliste exerçant dans un quartier pauvre de Seraing, en Belgique, se sent coupable - au point d'abandonner une carrière prometteuse pour carrément élire domicile, ou plutôt camper, dans ce cabinet et se consacrer à la recherche de l'identité de cette fille inconnue. Même si, en un sens de la morale, de la loi, elle n'a rien à se reprocher. Mais justement, se penser «sans reproche», c'est l'inverse de la morale. Tel est le propos, radical, du film.
Morale démoralisée
Jenny, au début du film, pleine de certitudes, fait la leçon à son jeune stagiaire : il faut maîtriser ses émotions pour faire un bon diagnostic, il faut refuser les patients qui arrivent trop tard, éviter qu'«on se moque de toi». Elle imagine être dans le juste en édictant des règles. C'est justement ce moralisme autoprotecteur qui lui est fatal et la conduit à la rupture, à une crise sceptique où elle va affronter, sous diverses formes, l'inconnu. La fille inconnue, c'est la jeune prostituée africaine qui est morte par sa faute, et qu'elle veut identifier, reconnaître et enterrer dignement : la quête dangereuse de Jenny la conduira à expérimenter une autre morale, où elle partage sa culpabilité avec d'autres, attirant irrésistiblement leurs confessions - sans jamais les juger. C'est cette morale démoralisée, sans principes ni point de vue supérieur, attentive, attentionnée à chacun, qui s'exprime par tout le comportement de Jenny, sa façon d'être et de travailler ; jusque dans les derniers moments du film, bouleversants aussi bien par son attention - caring - à un très jeune couple avec bébé (comme une suite de l'Enfant), à une patiente âgée qu'elle guide en lui prenant le bras, que par la rencontre finale avec la sœur de l'inconnue.
L'inconnue, c'est elle, aussi, Jenny. On ne la connaît pas, elle n'a pas de parents ni d'amis. Elle ne se connaît pas et découvre et assume cette inconnaissance, en faisant parler les autres. Adèle Haenel est remarquable par son incarnation, à la fois compacte et gracieuse, de la trajectoire sceptique. Le scepticisme philosophique, comme nous l'apprend Stanley Cavell (1) suivi par Luc Dardenne, grand lecteur de son œuvre, est d'abord une spécialité masculine, le doute sur l'existence du monde traduisant et masquant le refus de reconnaître, que symbolise, en tragédie, le doute sur la paternité. Une contribution philosophique majeure du cinéma est la découverte et l'expression d'un scepticisme féminin, par les grandes héroïnes du mélodrame : Ingrid Bergman doutant de ses perceptions et d'elle-même dans Gaslight (Hantise, George Cukor), Joan Fontaine dans Lettre d'une inconnue (Max Ophüls), inconnue, littéralement, constamment, de l'homme qu'elle aime durant toute sa vie, Edith Clever dans la Marquise d'O (Eric Rohmer), enceinte sans (jamais) le savoir ; Renée Zellweger dans Bridget Jones's Baby (Sharon Maguire) une version comique de la tragédie de la paternité ; toutes illustrent des formes inédites de scepticisme féminin, se réappropriant et domestiquant le doute, là encore sans aucun moralisme lourdingue.
Le perfectionnisme d’Adèle II
On a pu ironiser sur le choix des Dardenne d'utiliser des stars - et pas des inconnues - dans leurs récents films. «Et pourquoi pas Jennifer Lawrence tant qu'on y est ?» Mais oui, il faut une star - l'étoile qu'on observe de loin, bien après - pour figurer le scepticisme. Adèle Haenel aujourd'hui, avec son style d'être particulier, a la consistance et l'(in)expressivité des grandes, Bergman et les autres. Et comme les autres héroïnes des Dardenne, ou comme l'autre Adèle de la Vie d'Adèle (2), elle est entièrement orientée, possédée par un but, qui la transforme et transforme par là le spectateur. Elle nous rend sensible la responsabilité que nous avons de ces autres inconnus qui frappent à notre porte et auxquels nous refusons d'ouvrir. Et le pire, en nous considérant, comme elle au début du film, dans notre droit ; sans reproche.
L'éthique du care alors se révèle moins une morale de la protection du proche, vite étriquée et égoïste, qu'un souci des autres, au loin et inconnus, dont nous sommes responsables, que nous le-s reconnaissions ou non. «Nous sommes tous coupables. De tout et devant tout le monde» (Dostoïevski). Mais chez les Dardenne, la culpabilité dont on a à s'occuper d'abord n'est pas celle des autres, c'est la sienne propre. Cela définit la morale ordinaire par l'impossibilité de se dérober, mais aussi d'échapper au meilleur de soi. La tiédeur de l'accueil réservé par tant de commentateurs au film («bah, c'est moins émouvant que d'habitude») tient à cette radicalité philosophique et éthique, qui n'est pas pour rien dans l'ébranlement que suscite la Fille inconnue.
(1) Les Voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Le Seuil, 1996 ; A la recherche du bonheur, Editions les Cahiers du cinéma, 1993.