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Libération
Chronique «Ecritures»

A quoi bon une prose sans musicalité !

Chronique «Ecritures»dossier
Le manuscrit original de la chanson «Like a Rolling Stone», de Bob Dylan. (Photo AFP)
publié le 28 octobre 2016 à 18h51

Le Nobel attribué à Bob Dylan - que j’aime depuis longtemps, mais moins que Leonard Cohen - et la saison des prix m’obligent à me poser malgré moi, parce que tout le monde alentour brandit sa réponse en étendard, une question recuite: qu’est-ce que la littérature ? Pour paraphraser saint Augustin, si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus. Il ne manque pourtant pas de pontifes prêts à nous indiquer doctement si «c’en est» ou si «ce n’en est pas», et mes oreilles ébaubies se souviennent encore de cet universitaire péremptoire, romancier à ses heures, expliquant à un public avide de repères, il y a quelques années au Collège de France, pourquoi tel ou telle de ses contemporain(e)s - surtout telle - n’en était pas, alors que lui, en toute modestie, en était: c’est que lui était universel. Et voilà pourquoi votre fille est muette.

Chaque année, quelque bilieux drapé dans l'amertume et pincé d'aigreur entreprend de séparer le bon grain de l'ivraie - le litter (l'ordure) du letter (la lettre), aurait dit Joyce -, l'exigence stylistique de l'oralité plate, envisageant même parfois sa propre fin comme la seule réponse possible à la mort de la Littérature - avec ce grand L où s'envoler dans une agonie lyrique: Victor Hugo est mort, Chateaubriand est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien. Marguerite Duras, péremptoire elle aussi, mais avec humilité, donne de son art une définition en creux, opposant le passe-temps des «livres de jour» et la «nuit» de la littérature, le «vrai livre, pas menti», celui qui dit «le deuil noir» : «Je ne sais pas ce que c'est un livre. Personne ne le sait. Mais on sait quand il y en a un. » Bob Dylan n'est pas si loin, qui chante sa «Ballade d'un homme mince» : «Vous entrez dans la pièce un crayon à la main. Il se passe quelque chose ici mais vous ne savez pas quoi.» Et si c'était la littérature ?

A cette hypothèse, Alain Finkielkraut oppose un argument basique: «La littérature c'est des livres qu'on lit, ce n'est pas des chansons qu'on écoute.» Qui l'a décidé? L'étymologie? Soit. Mais dire que la littérature c'est seulement ce qu'on lit, n'est-ce pas simpliste? La tradition orale et les troubadours doivent-ils en être exclus? Ne regarde-t-on pas du théâtre dans le noir? N'écoute-t-on pas la poésie les yeux fermés? A quoi bon une prose sans musicalité? Verlaine réclamait «de la musique avant toute chose», et notre siècle permet, tout en conduisant sa voiture, de biberonner l'intégrale de Proust interprété par Podalydès. A l'inverse, la lecture de Bob Dylan a cappella tient très bien la route. La littérature est transgenre, voilà. Un autre argument concerne le temps: Proust a écrit la Recherche en une vie, Dylan se vante d'avoir composé des chansons en quinze minutes chrono. Mais comme dirait l'Alceste de Molière (c'en est?) : «Le temps ne fait rien à l'affaire.» Seuls comptent le genre de liberté que donne le langage, les harmoniques qu'il éveille, joyeuses ou mélancoliques, le rapport qu'il permet à une vérité vivante.

Au fond, la question est plutôt: qu'est-ce qu'un prix littéraire? Je veux dire: quoi d'autre que le goût d'une douzaine de personnes, fussent-elles animées d'une grande culture? Moi aussi j'aurais préféré Philip Roth ou Joyce Carol Oates. Mais pourquoi confondre à ce point, sous prétexte qu'ils se partagent l'adjectif «littéraire», le prix et la valeur? Virginia Woolf relègue ce leurre «à la phase des écoles primaires de l'existence, phase où il y a des "camps" et où il est nécessaire pour un camp de battre l'autre et de la plus haute importance de monter sur l'estrade et de recevoir des mains du directeur lui-même une coupe hautement artistique. A mesure que les gens avancent vers la maturité, ils cessent de croire aux camps et aux directeurs d'école et aux coupes hautement artistiques. […] Ni louange ni blâme ne signifient rien». Toute cette agitation autour du Nobel ne témoigne pas d'un attachement ontologique à la littérature, mais d'une soumission infantile au prix décerné par quelques «maîtres». Rendons plutôt aux prix leur sens le plus concret, le seul qui vaille. Car si la littérature n'est pas menacée, des écrivains le sont - par la tyrannie, par la misère. Et si Bob Dylan va chercher son prix à Stockholm, ce serait beau que cette star fortunée offre sa coupe de 900 000 euros à des écrivains qui souffrent. Il ne connaît peut-être ni leur œuvre ni leur nom, mais le vent les lui soufflera.

Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.