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Libération
Chronique «La cité des livres»

La spécificité morbide du nihilisme jihadiste

Qui de la société occidentale ou de l’islam génère la radicalisation islamiste ? Faut-il croire Olivier Roy ou Gilles Kepel ? Faut-il choisir son camp ? Pas sûr.
publié le 1er novembre 2016 à 17h41
(mis à jour le 1er novembre 2016 à 17h49)

Faut-il parler d’une radicalisation de l’islam ou d’une islamisation de la radicalité ? Le terrorisme a-t-il pour racine la dérive pathologique de l’islam, qui s’empare d’un désespoir contemporain pour recruter ? Ou provient-il de la pathologique dérive des sociétés modernes vers le nihilisme, qui s’exprime à travers l’islam ? Autour de cet avatar du problème de la poule et de l’œuf, deux spécialistes du jihadisme se bombardent régulièrement à coups d’essais érudits et vengeurs. Partisan de la poule : Gilles Kepel, sociologue, arabisant, connaisseur intime de la genèse du fanatisme islamiste. Avocat de l’œuf : Olivier Roy, politologue, analyste du nihilisme islamiste. Derrière cette guerre, tel que l’irénique temple du savoir universitaire en produit souvent, avec son lot d’allusions perfides et de réquisitoires implacables, on croit deviner un enjeu politique : si l’on suit Gilles Kepel, le mal vient avant tout de la meurtrière évolution de l’intégrisme musulman, et met donc en cause, au premier chef, une religion ; si l’on écoute Olivier Roy, ce sont les maux de la modernité occidentale qui portent la culpabilité principale, et c’est alors une société, la nôtre, qu’on place sur le banc des accusés.

Le dernier livre d'Olivier Roy s'inscrit dans cette lutte picrocholine. Avec une volontaire candeur, on avancera modestement l'idée que ces deux thèses furieusement inconciliables sont peut-être complémentaires. Les possédés du fanatisme, en religion ou en politique, ont leur histoire propre, leur généalogie historique et intellectuelle. Ainsi, du léninisme, du gauchisme violent dans les années 70 ou de l'islamisme aujourd'hui, qui ont leurs racines historiques sui generis. Mais ils cherchent aussi à gagner de l'audience en exploitant les détresses morales ou matérielles de la société qui les entoure. Ainsi, des chefs du jihadisme, descendants d'une longue lignée de théoriciens salafistes, wahhabites ou Frères musulmans, jouent-ils sur la frustration des sociétés musulmanes après l'échec du nationalisme arabe ou bien sur les fractures et les déceptions produites par un Occident inégalitaire et désenchanté, pour récupérer le tropisme identitaire des minorités musulmanes dans les pays du Nord. Gilles Kepel et Olivier Roy, les deux faces d'une interprétation globale ?

Quoiqu'un peu englué dans sa querelle, le livre d'Olivier Roy apporte des éléments nouveaux. Il repose, en effet, sur l'étude précise du profil des jihadistes dont les attentats insensés ensanglantent l'actualité. Et, c'est un fait que là où on attend des activistes austères passés par le salafisme et longuement formés par des gourous fanatiques, on tombe souvent sur des petits délinquants sans grande conscience religieuse, au mode de vie «impie», soudain gagnés à la cause de Daech sans que rien dans leur itinéraire ne laisse prévoir cette conversion subite. Cette «radicalisation minute» est d'autant plus frappante qu'elle se double d'une étrange attirance pour la mort volontaire, qui évoque le vertige nihiliste de certains terroristes russes à la fin du XIXe siècle. Alors même que le salafisme, qui reste dans plusieurs cas l'antichambre du terrorisme, quoi qu'en dise Olivier Roy, condamne le suicide, et que jusque-là les terroristes (palestiniens par exemple) cherchaient toujours à survivre à leurs actions en préparant soigneusement leur itinéraire de fuite.

Ces chutes brutales dans le terrorisme le plus cruel interrogent forcément la conscience contemporaine. Au-delà de l’endoctrinement qu’ils subissent souvent en prison, ces jeunes fanatiques, en se tournant vers une cause confuse et symbolique, l’établissement d’un «califat» conforme aux préceptes coraniques du premier âge, expriment forcément une révolte et un désespoir qui mettent en cause les failles de nos démocraties. Une forme de nihilisme a effectivement gagné une partie des jeunes générations, dont on peut retrouver les traces dans la culture populaire ou bien dans le comportement extrême de certains mouvements radicaux anticapitalistes ou écologistes.

Pourtant, deux réserves viennent à l’esprit. Olivier Roy néglige trop les cas où les terroristes en devenir, qui semblent passer à l’action du jour au lendemain, ont en fait utilisé la ruse pour échapper à la surveillance policière et ont conservé un mode de vie étranger aux prescriptions islamiques dans la simple et triviale intention de ne pas se faire repérer.

Quand on veut commettre un attentat, c’est un réflexe de bon sens que de se camoufler, comme le font tous les agents infiltrés ou tous les résistants. La ruse est d’ailleurs recommandée officiellement par les théoriciens du terrorisme islamiste et les péchés commis dans l’intervalle sont de toute manière effacés par le sacrifice. La sociologie doit tenir compte de cette élémentaire tromperie.

Quant au nihilisme contemporain, Olivier Roy exagère manifestement son extension et son homogénéité. Ni les antifa, ni les zadistes, ni les plus extrêmes des activistes altermondialistes n’auraient l’idée de se lancer dans des attentats suicides. Alors que le recours à l’extrême violence et au sacrifice a été prôné, encouragés, théorisés ouvertement par les fondateurs de l’Etat islamique. Il y a bien là une spécificité morbide qu’on ne retrouve pas dans les autres radicalités auxquelles Olivier Roy voudrait rattacher l’islamisme. A trop vouloir prouver…