A 86 ans, le documentariste américain Frederick Wiseman continue son exploration minutieuse de la société américaine. Après avoir observé à la loupe ses institutions (police dans Law and Order, université dans At Berkeley, hôpital psychiatrique dans Titicut Follies…), il livre cette année, avec In Jackson Heights, la vision d'un quartier multiculturel new-yorkais qui vient contredire les fantasmes xénophobes agités par Donald Trump. Préférant aux discours la démonstration par l'exemple incarnée par ses films, Wiseman, qui vit entre Paris et Cambridge (Massachusetts), reste réfractaire à toute généralisation sur sa patrie d'origine. Il est l'un des invités de la Semaine USA de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui commence lundi.
Quel est votre sentiment sur cette campagne électorale qui s’achève ?
Il m'est difficile de commenter cette campagne alors que je suis à Paris. Je l'ai vécue à distance, en écoutant la radio. Quand je ne parviens pas à dormir, j'écoute les podcasts des actualités et des débats politiques. J'écoute celui de l'ancien conseiller de Barack Obama, David Axelrod, The Axe Files. J'ai trouvé cette campagne fascinante, triste et comique. Mais j'ai l'impression que tout est lié à la question raciale. Certains refusent de voir que la société américaine a changé… Je ne veux pas répéter les généralités qu'on entend partout. Mon travail de cinéaste ne part pas d'une idée générale mais d'une observation des gens. Lors du tournage d'In Jackson Heights, les gens que j'ai rencontrés viennent de pays différents et qui essayent de vivre le rêve américain, et cette réalité est à mille lieux des discours de Trump. La vie est dure même s'ils sont très heureux d'être en Amérique, ils travaillent beaucoup, veulent gagner de l'argent, avoir une maison. Tous ne réussissent pas mais ils essayent.
Ils ne me sont pas «étrangers», ils me rappellent les histoires que mon père me racontait quand j’étais jeune. Il était lui-même un immigré, son père avait quitté la Russie quand il avait 7 ans, et c’est lui qui a gagné très jeune l’argent nécessaire à toute la famille. Pour moi, il est facile d’échanger avec les gens de Jackson Heights, j’ai les codes et les repères, même si j’ai eu une vie plus facile, très middle class puisque mon père était avocat.
N’avez-vous jamais eu le projet de poser vos caméras au siège d’un parti politique ou de filmer une campagne électorale ?
Non, ils ne me laisseraient pas suffisamment de liberté. La politique est envahie par la communication. Le seul film que j'ai tourné dans l'univers politique est State Legislature, au Parlement de l'Idaho. C'était très intéressant car on y voit les prémices du Tea Party. je ne pouvais pas imaginer l'importance que ces discours prendrait, à l'époque je les considérais comme des clowns.
Bernie Sanders comme Donald Trump sont-ils le signe que les Américains n’ont plus confiance en leurs institutions ? Que ce soit le Congrès, la police, l’éducation…
On a beaucoup parlé de la police ces derniers mois mais, une fois de plus, j’ai l’impression que le problème est beaucoup plus compliqué que ce que rendent les débats d’une campagne électorale qui simplifie tout et qui donne forcément une vision manichéenne de la réalité. Il n’y a pas d’un côté des gentils et de l’autre des méchants. Les policiers viennent souvent de milieux très modestes. Ils ne sont pas allés à l’université, ils arrêtent des gens qui viennent du même milieu social qu’eux. Ils ont un pouvoir énorme, ils portent des armes mais n’ont pas la formation qui va avec. Je ne veux pas défendre la police, ni surtout excuser des violences policières, mais je veux comprendre. Commençons par nous demander pourquoi nous avons besoin de police pour vivre ensemble.
Que pensez-vous du mouvement Black Lives Matter (BLM) ?
C’est très bien qu’il y ait un mouvement comme BLM. Je m’étonne toujours qu’il ne soit pas apparu plus tôt. Nous revenons de loin, les Noirs ont supporté beaucoup. Il y a cinquante ans, je me souviens, je faisais alors mon service militaire en Géorgie, et lorsqu’un Blanc croisait un Noir dans la rue, le Noir descendait du trottoir pour laisser le passage.
Depuis quarante ans, vous montrez dans vos films un désengagement de l’Etat dans les services publics. Ces questions sont enfin au cœur de l’actualité grâce à la campagne de Bernie Sanders. Vous aviez de l’avance ?
Je ne sais pas, j’hésite beaucoup avant de faire des rapprochements entre des théories politiques et ce que je donne à voir dans mes films. Je ne montre toujours qu’un aspect très localisé : certes, dans une institution, mais un niveau très local. Ce que je montre en m’installant quelques semaines dans l’Idaho ou au Texas ne me permet pas d’en tirer des conclusions au niveau fédéral. Ce que j’ai à dire est dans le montage de mes films. C’est à ce moment-là que les idées apparaissent. Elles sont intimement liées au sujet.
Quand vous tournez à Berkeley, vous montrez quand même un état de l’enseignement supérieur ? Vous choisissez une université publique… L’un des thèmes de campagne de Bernie Sanders. Et quand vous vous fixez à Jackson Heights, vous vous engagez dans l’un des quartiers les plus multiculturels de New York, quelques mois avant la campagne de Donald Trump…
L'éducation ne peut pas être complètement gratuite. Berkeley n'est chère que pour ceux qui ne résident pas en Californie. Mais je n'ai pas décidé de tourner un film à Berkeley parce j'avais des idées précises sur le système universitaire, j'ai juste senti que ce lieu était un bon sujet de film pour moi. Je ne pars pas des idées, j'observe, je filme et je regarde tous mes rushs, des centaines d'heures, je sélectionne et je monte. J'ai choisi de tourner à Jackson Heights après y avoir passé deux après-midi. J'ai aimé les couleurs, les marchés dans la rue. Comme Donald Trump, je suis mon instinct. (Rires). Ce n'est peut-être pas une bonne idée de m'interviewer sur l'actualité ou la politique, car je résiste à un penchant français qui consiste à théoriser ou à généraliser.
Quel est le sujet de votre prochain film ?
Je suis actuellement dans la phase montage d’un film sur la New York Public Library. C’est une institution municipale énorme, qui est présente aussi bien à Manhattan que dans le Queens ou dans le Bronx. Il y a 91 bâtiments. On ne peut pas la réduire à une simple bibliothèque, ce sont aussi des centres de formation, d’enseignement, surtout dans les quartiers défavorisés. C’est l’une des institutions les plus démocratiques et les plus culturelles de New York. Non seulement on peut y trouver toute l’histoire de l’humanité et des millions de livres, mais les immigrés peuvent y prendre des cours d’anglais ou s’initier à l’informatique. On y trouve tout ce qui est essentiel.
En montrant des expériences locales, des institutions au travers de l’usage qu’en font les citoyens, vous donnez l’impression de croire beaucoup à la base, à la société civile…
Oui, je veux croire qu’on retrouve des lieux de la même nature que la New York Public Library ailleurs dans le pays. De même pour un lieu comme Jackson Heights, où beaucoup de gens très différents les uns des autres vivent ensemble, j’imagine que ces situations existent dans d’autres grandes villes américaines.
Qu’aimeriez-vous que les spectateurs du siècle prochain retiennent de votre cinéma ?
J’espère qu’ils y trouveront une cohérence. Mais il existe heureusement quantité d’autres sources d’informations sur notre époque. Si on voit encore mes films dans cent ans, j’espère qu’on les regardera comme des documentaires des Marx Brothers, tellement le monde aura changé.