Ce lundi, veille du vote outre-Atlantique, se tient la semaine américaine organisée par l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Des films, des débats vont se tenir jusqu'à mercredi soir. Parmi les invités, des Américains comme le cinéaste Frederick Wiseman ou le sociologue Howard S. Becker, ici interviewé par l'américaniste français Romain Huret. Les témoignages de ces deux observateurs de longue date de la société américaine sont remarquables de prudence et de rigueur. L'un comme l'autre réclament du temps et de la distance et sont prêts à chercher encore, et à creuser leurs sujets toujours davantage. La politologue Marie-Cécile Naves Navès se penche, elle, une dernière fois sur la stratégie électorale de Donald Trump. Et plus qu'un phénomène de foire, elle y voit un véritable projet politique.
Héritier de l'Ecole de Chicago, le sociologue américain Howard S. Becker est obsédé par la campagne. Il a consacré sa longue carrière aux formes de la déviance, à la sociologie de l'art et, plus récemment, aux méthodes utilisées par les sciences sociales. Ses ouvrages, Outsiders (1973) ou Art Worlds (1982), sont devenus des classiques. Les éditions La Découverte viennent par ailleurs de publier l'un de ses textes, la Bonne Focale. De l'utilité des cas particuliers en sciences sociales. Il participe à la Nuit américaine organisée par l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), mardi.
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Comment vivez-vous cette élection ?
Plutôt mal ! Ma femme me dit que cela tourne à l'obsession. Je me réveille la nuit pour lire la presse sur l'ordinateur. Je regarde beaucoup le site de Nate Silver (Fivethirtyeight.com), dont l'usage des statistiques est plus raisonné que dans la plupart des médias. Vous savez, j'ai vécu toute ma vie entouré de démocrates. Quand j'étais jeune, tout le monde était démocrate à Chicago. Je ne savais pas ce qu'était un républicain ! Puis j'ai vécu à Kansas City, San Francisco et Seattle, autant de lieux où la «machine» démocrate était puissante. Dans mon histoire familiale - je suis né pendant la grande crise économique de 1929 -, le Parti républicain est toujours associé à une crise économique. Vous comprendrez donc que Trump m'inquiète beaucoup.
Dans le brouhaha médiatique actuel, le mot de «crise» revient souvent. Qu’en pensez-vous ?
Il faut être très prudent. Je viens de terminer un livre dont le titre est Evidence, et qui sortira bientôt aux Presses universitaires de Chicago. «Evidence», en anglais, ce sont les preuves, et je m'interroge sur leur utilisation par les chercheurs en sciences sociales pour construire leur interprétation globale. Je pense à la littérature sur l'isolement social, cette idée que les Américains jouent seuls au bowling…
Vous pensez aux travaux de Robert D. Putnam [dans son ouvrage Bowling Alone, Putnam pose le diagnostic d’une crise démocratique et en veut pour preuve la désaffection croissante pour la vie civique, ndlr]…
Mais plus généralement à toute la recherche sur la rupture des liens traditionnels. Je me rends compte que souvent les preuves sont fragiles, et fondées sur des biais statistiques, trop vite oubliés par les chercheurs. J’invite tout le monde à une grande prudence méthodologique.
En se fondant sur cette recherche, ou tout au moins sa vulgarisation, les médias ont beaucoup parlé des «1 %» les plus riches…
C'est le rôle des médias de simplifier ainsi. Une fois de plus, il faut bien analyser la manière dont les médias fabriquent des problèmes sociaux. Des travaux intéressants ont montré - en fait, c'est très connu par les sociologues sérieux - que la rhétorique sur la violence et la criminalité sont fondées sur des biais statistiques. Cela a néanmoins servi à alimenter ces sempiternels discours sur le retour à la loi et à l'ordre (law and order). Mais nous savons tous que le calcul du taux d'homicides peut être instrumentalisé.
L’idée qu’une élite du pouvoir, une oligarchie, gouverne le pays est très répandue. Le sociologue Charles Wright Mills l’évoquait déjà dans les années 50…
Vous avez raison, même si Wright Mills pensait plus aux élites politiques et militaires qu'à la distribution des richesses. Mais mon expérience et mon âge me font dire que ces arguments reviennent à intervalles réguliers dans les débats. Cela nous invite, une fois de plus, à une grande prudence. Je renvoie vos lecteurs au livre important de Paul Lazarsfeld, The People's Choice (1944), qui relativise le poids des médias sur le vote. Moi-même, je vais voter démocrate car je l'ai toujours fait. Est-ce que les débats sur les 1 % m'ont influencé ? J'en doute. Plus généralement, il faudrait revenir à des analyses plus fines et plus méthodiques du déterminant du vote.
Il y a eu néanmoins une dynamique importante en faveur de Bernie Sanders avec des propositions fortes sur l’éducation, la fiscalité ou l’économie. Le mouvement Black Lives Matter est également un indice important de renouvellement du militantisme et de l’engagement…
C’est vrai, mais il n’y a rien de surprenant. Les gens ont toujours été mobilisés. Je vivais à Chicago en 1968 au moment des violences en lien avec la tenue de la convention démocrate. L’activisme était très fort tout autour de moi. Je ne suis donc pas surpris de voir les Afro-Américains se mobiliser aujourd’hui. Les continuités sont évidentes.
Les jeunes semblent avoir été très sensibles à Sanders et à la question de la gratuité de l’enseignement dans les universités publiques…
Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Ils sont tellement endettés ! Et cela depuis de nombreuses années.
Vous n’avez pas perçu de conflits de générations ?
Pas dans la famille Becker en tout cas. J’ai la chance d’avoir une famille qui s’étale sur quatre générations, et nous sommes tous d’accord ! Plus sérieusement, je me méfie de ces grandes généralisations. Il faudrait plus de recherche avant de pouvoir l’affirmer. Je regrette que nous ne prenions plus le temps de mener de grandes enquêtes permettant une meilleure compréhension des mondes sociaux.
Le statut actuel de chercheur ne nous y aide pas ?
C’est certain, mais quand je vois mes collègues en France, aux Etats-Unis et en Angleterre, je suis horrifié par la course à la publication et au classement, alors que nous avons besoin, à l’inverse, de temps pour mieux réfléchir à la complexité des mondes sociaux. L’une des meilleures choses qui me soient arrivées, c’est de prendre ma retraite. Aux Etats-Unis, les inégalités de statut entre les enseignants-chercheurs sont fortes. Je me souviens très bien du moment où l’administration a commencé à quantifier notre temps de travail et la répartition des tâches.
Vous qui êtes un passionné de jazz, si vous deviez choisir un morceau pour parler de cette campagne, lequel choisiriez-vous ?
La première idée qui me passe par la tête, c'est Fascinating Rythm, le classique de George Gershwin.