Manuel Valls part en Afrique. Pourquoi en Afrique ? Parce que l’Afrique, ça fait présidentiel. Rien de plus présidentialisant qu’une tournée en Afrique, avec troupes au garde-à-vous, photos de «premier couple» avec madame, harangue planétaire aux expatriés dans le jardin de l’ambassade, rendez-vous avec des chefs d’Etat.
Tout d’un coup, on vient de réaliser que la République et la gauche manquaient d’incarnation. C’est vrai : où est passée l’incarnation ? On ne va tout de même pas tomber à court d’incarnation, à quelques mois de l’élection. Il faut de l’incarnation, nouveau produit de première nécessité, depuis qu’on a compris que l’Elysée ne pourrait même pas fournir de photos de «premier couple». Et une virée en Afrique, ça incarne grave. Moins qu’un attentat, d’accord, avec son cortège d’allocutions solennelles de l’Elysée et sa playlist-hommage aux Invalides.
Mais comment faire savoir qu'on s'incarne en Afrique ? Bien sûr, il y aura BFM TV, et les autres. Mais si d'aventure ça ne suffisait pas ? Tiens, invitons donc un journaliste. Pas un journaliste ordinaire. Un journaliste classe premium, qu'on traitera en VIP, et qui trouvera le vocabulaire prémium pour chanter la qualité d'incarnation de son hôte. Ainsi, le vétéran multicasquettes Nicolas Domenach (Challenges / RTL /C8) fut-il invité le week-end dernier en Afrique pour célébrer l'incarnation du chef du gouvernement.
A ce stade, un point d’histoire. Nicolas Domenach n’est pas le premier journaliste «invité personnel», convié à voyager dans les bagages d’un chef d’Etat ou d’un ministre important dans une virée lointaine. François Mitterrand a inauguré la pratique, que tous les successeurs ont vaillamment maintenue. Mais ce qui passait inaperçu au siècle dernier, dans l’entre-soi paisiblement inconscient de la classe politico-médiatique, ne passe plus. S’y est glissé un grain de sable, qui s’appelle Internet et son prolongement télévisuel multicéphale, dont le Petit Journal (aujourd’hui devenu Quotidien, sur TMC).
Et ce qui devait arriver arrive : en plein cocktail dans une ambassade africaine, un jeune reporter de Quotidien, Hugo Clément, safarise l’invité premium. Alors, comme ça, vous êtes invité personnel du Premier ministre ? Et ça ne vous gêne pas, dans votre indépendance de journaliste ? Surpris la bouche pleine, Domenach offre l’image terrible du journaliste qui en croque. Ravageur. D’autant que la suite est à l’avenant : les reportages de Nicolas Domenach, au lendemain de son retour, sont évidemment ce que l’on pouvait craindre de pire, et pire encore. On y trouve, à la pelle, un Valls «dressé dans une volonté d’incarnation de la France qui en manque tant aujourd’hui», à la «sérénité grave et surprenante», qui «semble avoir gagné en centimètres et en hauteur», qui «marche comme un chef, parle comme un chef», jusqu’à cette péroraison : «La démonstration cinglait comme les drapeaux tricolores qui claquaient au vent en lui faisant escorte.»
On croyait le moule cassé, depuis la mort malencontreuse de Nicolae Ceausescu, Danube de la pensée roumaine au siècle dernier. On se trompait. Sur le plateau de l’émission de C8, où il est chroniqueur quotidien, voilà Nicolas Domenach obligé de se justifier devant ses propres collègues chroniqueurs : oui, c’est vrai que j’ai accepté l’invitation, j’ai quand même bien le droit après quarante ans de métier, mais c’était pour voir des choses que le journaliste ordinaire, relégué derrière les barrières de sécurité, ne voit pas. Et ces peccadilles ne doivent pas masquer l’essentiel de ce voyage : la mue présidentielle de Manuel Valls, avec sa compagne main dans la main, sa démarche de chef, etc. etc.
Pas de chance : le soir même, les sales gosses de Yann Barthès en remettent une couche, en fusillant le reporter premium d'un montage ravageur : mot pour mot, ses reportages répètent le verbiage des journalistes ordinaires, à base de stature de présidentiable de Valls, qui forme un couple tellement présidentiel, main dans la main avec madame, à moins que ce soit l'inverse. Bienvenue au XXIe siècle.