Aujourd’hui, j’ai modifié mon testament. Je n’ai jamais imaginé avoir à le faire un jour. Je l’ai changé uniquement pour Summer quand j’ai été enrôlé dans l’unité 14 +. Elle a toujours été là pour moi : amie, grande sœur, garde du corps, mère. Et nous savons tous les deux que, s’il m’arrive un malheur au front, tout ce que j’ai pu économiser et acquérir pendant mon service lui reviendra.
Mais ce matin en rentrant de l’hôpital à la base, j’ai modifié mon testament. Demain, si par hasard je saute sur un engin explosif aux portes de Kiev ou qu’un franc-tireur me vise à l’entrée de Minsk, tout ce que je possède ira au sergent Baker. Je sais que Summer ne le comprendra pas. C’est pour elle que je me suis engagé, pour nous. Ce Baker est un imbécile, quand je pense à ce qu’il m’a fait pendant nos classes, il mérite des baffes. Peut-être même la prison.
Mais après cette nuit-là sur le radeau dans la mer Baltique, je ne peux pas faire comme si de rien n'était. Le nouveau testament est le seul moyen que j'ai trouvé pour dire à ce salaud que j'apprécie son geste. Je l'imagine chez ses parents à Cleveland, assis sur son fauteuil roulant électrique, en train de regarder des films pornos sur son ordinateur, quand soudain il reçoit ce mail : «Sergent retraité, Baker, nous avons de bonnes et de mauvaises nouvelles pour toi. A vrai dire, les mauvaises ne sont pas si mauvaises : le soldat de première classe, le rouquin qui faisait ses classes sous tes ordres (tu te souviens de cette époque-là ? Quand tu pouvais encore te servir de tes jambes pour botter le cul de ceux qui t'énervaient ?) a rejoint la grande intendance du ciel. Mais les bonnes nouvelles - prépare-toi, mon pote, parce qu'elles sont vraiment bonnes - sont qu'à partir d'aujourd'hui, tu es propriétaire d'une collection de vingt-neuf personnages Master rares et de quatre-vingt-quatre œufs chance. Vingt-neuf personnages Master ! Y compris un lézard des glaces cuirassé d'une série limitée de Marines. Seuls ceux qui étaient à Bangkok le jour de la révolution du silence pouvaient en avoir. Il n'en existe que six dans ce foutu monde. Et maintenant, un des six a rejoint ta collection !»
Je l’imagine faire des galipettes en marche arrière avec sa chaise électrique, gueuler comme un fou. Je connais des soldats qui ont passé dix ans dans les trous perdus les plus dangereux au monde et qui seraient prêts à échanger toute leur précieuse collection pour un seul de ces foutus lézards. Depuis que je l’ai eu, j’ai fait cent quarante-deux combats en face à face. Cent quarante-deux combats ! Et j’ai gagné à tous les coups.
Si Baker avait su que j’ai modifié mon testament, il aurait rampé dès ce soir vers mon sac de couchage et m’aurait égorgé, je vous le jure. J’imagine les hurlements de joie de cette ordure. Il le mérite, le mec s’est brisé la colonne vertébrale pour moi. Il aurait pu hésiter un instant, comme tout autre soldat. Hésiter un instant et assister ensuite aux salves d’honneur à mon enterrement. Mais pas lui.
Quelques minutes avant d’envoyer mon nouveau testament au Q.G., je vois clignoter sur l’écran de mon mobile un message de Summer. Ma première réaction est la panique. Elle a dû l’apprendre. Quelqu’un de l’unité d’assistance juridique l’a mise au parfum. Ils ont ses coordonnées, tout l’argent et l’allocation de décès sont inscrits à son nom. Quand il y a des changements, peut-être que l’unité d’assistance envoie une mise à jour aux héritiers ? Je regarde l’écran, pétrifié, comme un combattant à court de munitions, en attente de renforts. Au cours de cette année, j’ai vécu quelques moments effrayants : lorsque notre Jeep a pris feu comme une comète à Lima ; et à Phuket, sur la plage des francs-tireurs, quand Timmy le mollusque s’est fait arroser et que sa cervelle a éclaboussé tout mon gilet ; et dans ce village près d’Ankara, quand les rebelles ont pris au piège tous les paquets de bonbons et que Jemma a perdu son bras.
Tout ça n’est rien comparé à ma peur en ce moment, quand j’ouvre le mail de Summer. Si elle a découvert le testament, ce n’est même pas la peine que je retourne à San Diego. Je n’ai nulle part où aller. Il ne fallait pas leur envoyer la mise à jour. C’était une erreur. J’aurais pu tout changer à la main, remettre le testament à un pote de notre section et lui demander de le remettre au Q.G. uniquement s’il m’arrivait quelque chose. Mais moi, comme un imbécile, il a fallu que je rentre les modifications dans le serveur et que le monde entier soit au courant.
J'ouvre le mail de Summer comme on retournerait le cadavre d'un terroriste portant peut-être une ceinture d'explosifs. Je fais gaffe. J'ai les mains tellement moites que l'écran tactile de ma tablette ne réagit pas, je m'essuie les mains sur mon pantalon et je parviens enfin à ouvrir le mail. Summer m'écrit qu'elle n'a pas de mes nouvelles depuis quelques jours et qu'elle est inquiète. Alors je commence à lui parler de la blessure. De comment mon sergent m'a sauvé la vie et comment je me sens redevable et qu'il faut que je lui donne quelque chose. Comment, malgré son âge - il a presque 20 ans -, il est fou de Pokémon, presque plus que nous. Mais soudain je m'arrête, j'efface tout et à la place, je lui envoie un autre mail, très bref : «Tout va bien. J'étais un peu occupé.» J'ajoute trois émoticônes de cœurs rouges qui battent et un autre avec un doigt sur les lèvres, comme si c'était un secret, et j'écris : «Je te raconterai quand je reviendrai.» Mais elle ne comprendra jamais. Elle n'était pas là-bas.
L’unité 14 + a été créée exactement un an après la réélection de Trump pour un troisième mandat. A l’époque, l’Amérique pansait ses blessures après la guerre du Mexique. La vérité ? On ne s’attendait pas à ce que ce soit si dur. Dans les airs, nos drones les ont laminés. Mais face aux attentats dans les centres commerciaux, il n’y avait pas grand-chose à faire. Le pays tout entier s’est transformé en champ de bataille. Les jihadistes et ces salopards de Russes se sont ligués contre nous et ont inondé d’armements les Mexicains comme si c’était la fin du monde.
Un gouvernement militaire s’est mis en place. Au début, ils ont instauré l’enrôlement obligatoire, puis, quand c’est devenu trop dur, ils ont créé la 14 +. En principe, il fallait l’autorisation des parents pour s’engager, mais après la grande attaque de Noël sur San Diego, Summer et moi, nous nous sommes retrouvés seuls. En fait, l’Etat avait désigné un tuteur pour s’occuper de nous, mais la décision était totalement entre nos mains. Au début, Summer ne voulait pas en entendre parler, mais la Toile était inondée de publicités et elle a fini par craquer. Les soldats de la 14 + ont reçu de vraies soldes de militaires, cinq fois plus que ce que Summer gagnait au MacDo, mais ce n’était pas la raison principale. Ce qui m’a conduit au centre de recrutement et de tri a été les séries spéciales qu’ils montraient dans les publicités : des séries limitées d’Atakomon, avec des figurines master mega XP qu’ils ne projetaient que dans les zones de combat. L’armée américaine ne les a montrées que durant quarante-huit heures, et pour posséder une de ces figurines, il fallait être sur le terrain, ce qui voulait dire que soit on était un Marines, soit un combattant de commando russe ou quiconque se battait contre nous.
Alors j’ai dit à Summer : je vais signer pour un an seulement, je vais t’envoyer l’argent tous les mois et, quand je reviendrai, nous aurons la plus forte collection de la ville et peut-être même de ce foutu pays. J’avais raison, et comment. Six cartes master rares de trois continents. Six ! Avant de m’engager, je n’avais vu des cartes master que dans des petites vidéos sur YouTube. Mais à présent, si je reste en vie encore dix semaines, je les rapporte à Summer et je rentre à la maison comme un roi.
Mais si je meurs, tout ira à Baker. Il le mérite, ce fils de pute.
Quand je reviens à ma base, les potes me font la fête. Bébé Marine m’embrasse et pleure. Sur sa carte d’identité, il s’appelle Robbie Ramirez mais tout le monde l’appelle «Bébé Marines». Sur sa carte, il a 14 ans et demi, mais je parie ma tête qu’il en a 12 à peine. Un minus qui m’arrive à la poitrine et, sous la douche, pas un poil sur le corps, ni sur les couilles ni sous les bras. Lisse comme un bébé.
La nuit où Baker a sauté entre moi et les Tchétchènes, il était là. Nous avons traîné ensemble vers le bateau ce qui restait de Baker. Les médecins m'ont évacué aussi, mais, à l'hôpital de campagne, ils ont vu que ce n'était pas aussi grave que ça en avait l'air. Quelques éclats dans le ventre et c'est tout. «T'es debout, mec !» me dit le Bébé en essayant de cacher ses larmes. Après manger, on fait une bataille de petit Atakomon et c'est la cent quarante-troisième victoire pour mon lézard des glaces. «T'as des nouvelles du sergent ?» me demande-t-il à la cafétéria de la base pendant que nous nous envoyons des granitas grenadine dans les sinus. «Le Q.G. nous a donné de tes nouvelles, mais pas un mot sur Baker.» Je lui raconte tout ce qui s'est passé à l'hôpital. Comment les médecins ont eu du mal à le sauver et qu'il ne pourra plus marcher. C'est trop pour le Bébé, il sort son mobile et me montre sa collection. «Tu vois ça ?» et il en indique un qui ressemble à un énorme marteau. «Je l'ai trouvé sur le radeau, la nuit où Baker et toi vous avez explosé. Ce n'est pas un master, mais il a un Whack Attack spécial. A la prochaine bataille, je l'envoie sur ton foutu lézard et il l'aplatit comme une crêpe.»
On nous demande dans les haut-parleurs de monter sur les radeaux et de nous présenter avec nos armes sur l’aire de rassemblement. En chemin, j’essaie de sonder le nouveau sergent de notre section pour savoir où ils nous emmènent, mais il est muet comme une carpe. On a tant d’ennemis dans ce foutu monde qu’ils peuvent nous conduire n’importe où.
Quatorze heures plus tard, nous aplatissons une base d’Al-Qaeda dans le Sinaï. Nous supprimons Jamil «neuf têtes» al-Mavhuh, le numéro 2 légendaire d’Al-Qaeda, et sa liquidation porte ma signature. Pendant le débriefing, le commandant dégouline sur moi comme une femelle, il raconte aux autres comment je suis passé de l’hôpital à l’enfer et quand je me suis retrouvé à un mètre de «neuf têtes» avec une arme enrayée, comment je n’ai pas perdu la tête et je lui ai écrasé le crâne avec la crosse du fusil. Il me fait un salut militaire devant toute la section et me dit qu’il me fera donner la médaille du Congrès. Toute la section est au garde-à-vous, le commandant leur demande de m’acclamer, les gars hurlent comme des fous.
Mais dès qu’il tourne le dos, ils se jettent sur Sami la morve. Parmi tous les combattants du bataillon, c’est lui qui a trouvé hier dans le Sinaï le chameau de feu, le personnage épique le plus fort dans l’histoire des jeux : avec son attaque d’enfer et sa fameuse défense à la bosse, il peut griller en une seconde mon lézard des glaces. Nous versons sur Sami des seaux d’eau glacée et de sable, comme on le fait à la 14 + quand un soldat gagne un personnage rare, et Sami, couvert de boue, nous remercie d’une voix émue. Il y a six mois à peine, quand il faisait des comptes rendus de lecture de Tom Sawyer ou Huck Finn dans un lycée minable de Tuscaloosa, si on lui avait dit qu’il aurait dans sa collection un chameau de feu, il aurait éclaté de rire.
La nuit, dans mon sac de couchage sous la tente, je reçois sur Instagram une photo de Summer. On y voit un chiffre «10» énorme sur son ventre, écrit avec des M&M’s. Chaque semaine, elle inscrit avec des choses que j’aime le nombre de semaines qui restent avant ma libération : des figurines de Star Wars, des Haribo, des sachets de ketchup. Le lever va sonner dans quatre heures, au lieu de dormir, je pense à elle et à Baker. Je pense au sourire de chacun s’il gagne, et non à la gueule de celui qui perdra. Il me reste encore dix semaines avant de faire un heureux. Dix semaines max, peut-être même moins.
Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech.