A Rio de Janeiro, l’influence française s’incarne dans la formule positiviste d’Auguste Comte, «Amour, Ordre et Progrès» inscrite au fronton du temple de l’humanité, installé rue Benjamin-Constant. Mais sur le drapeau brésilien, qui l’a reprise, il manque le mot «amour».
Sur les murs de la ville, dans la séquence électorale municipale de fin octobre 2016, ont fleuri les «Mais amor, por favor» («plus d'amour, s'il vous plaît»), comme s'il fallait compléter la formule inscrite sur les couleurs nationales. Dans l'ambiance politique de la procédure de destitution de Dilma Rousseff, d'inculpation pour corruption de Lula, de ce que le côté gauche appelle «el golpe» du «golpiste» Michel Temer, l'amour ne manque pas seulement sur le drapeau, c'est un manque structurel, un manque à aimer l'humanité.
A Rio, la droite a gagné les municipales avec 59 % des voix, et prône un retour à l’ordre et au progrès. De quel ordre et de quel progrès s’agit-il ? Un progrès qui consiste à bien séparer les affaires privées de la politique publique, les entrepreneurs pouvant vaquer à leurs occupations privées, liberté des modernes, quand les professionnels de la politique organisent les conditions du progrès économique, c’est-à-dire de la croissance des intérêts privés.
Les premières mesures de Michel Temer sont analogues à celles qui ont acculé la Grèce : privatiser les aéroports, l’électricité, la Poste, les ports, les entreprises d’assurance et le secteur électrique. Elles sont aussi analogues à celles qui ont produit le mouvement français de 2016 - refonte du code du travail et de la Sécurité sociale - et, d’une manière plus spécifique, elles permettent à des entreprises privées d’exploiter le pétrole sans la firme pétrolière brésilienne Petrobras, qui, sous Lula, devait intervenir dans toute exploitation pétrolière à hauteur de 30 % du capital.
Enfin, les mesures de Michel Temer visent à en finir avec le programme d’alphabétisation et de l’enseignement de la sociologie, de la philosophie et des arts dans les lycées, et, ainsi, tournent le dos à Auguste Comte mais sans doute moins à Benjamin Constant. Ce dernier pensait un libéralisme politique et économique qui se souciait peu d’égalité sociale et de droits sociaux, et les thermidoriens avant lui avaient bien expliqué que la lecture des «nuages philosophiques» ne devait pas occuper un peuple auquel on ne demandait que d’être obéissant aux lois.
L’année 2016 a été émaillée au Brésil de manifestations monstres. Certaines en faveur du Parti des travailleurs de Lula et Dilma, d’autres en faveur de ce retour de l’ordre et du progrès. Des lycéens ont occupé leurs établissements pendant des mois pour tenter d’empêcher la régression de leur formation, des artistes ont accompagné les manifestations du côté gauche.
Mais, dans cette dernière séquence électorale, c’est l’apathie qui domine. Dimanche 30 octobre, Rio était d’un calme inquiétant. D’un calme résigné.
D’où vient cette résignation du côté gauche ? D’un discours très commun qui résonne lui aussi de part et d’autre de l’Atlantique. La gauche a failli, elle a été décevante, l’éducation primaire reste chère quand l’université est gratuite, Lula aurait vendu l’Amazonie au lobby du soja et à ses producteurs, il y a eu trop d’erreurs politiques et une répression inacceptable contre les manifestations de 2013 où une classe moyenne réclamait plus de gratuité dans les services publics de transport et de santé et moins de dépenses pour les Jeux olympiques. La violence de la police militaire brésilienne aux techniques rodées pendant la dictature n’a rien à envier aux polices rodées dans les guerres coloniales.
Tous reprochent à la gauche sa corruption, et rien ne s'invente pour la réinstituer sur un mode satisfaisant et capable de faire face à un rapport de force inégal, et qui n'a, in fine, rien de local ni dans l'espace ni dans le temps.
Ce qui disparaît avec Lula et Dilma est proche de ce qui avait disparu avec la chute de Robespierre, c'est l'idée que le menu peuple doit non pas devenir riche mais remettre les riches à leur place morale et politique, affirmer que la richesse n'autorise pas à prétendre à plus de liberté et à plus de souveraineté, n'autorise pas à être dédaigneux, oppresseurs et indifférents aux malheurs des autres. Il ne s'agissait ni de les détruire ni même de partager toutes leurs richesses mais de les obliger à redevenir humains, c'est-à-dire soucieux de l'humanité des pauvres, respectueux de la «classe immense du pauvre» aurait dit les amis de Robespierre.
C'est pourquoi, en bas des favelas qui jouxtent les beaux quartiers de Leblon, Ipanéma et Copacabana, il est d'actualité de dire «Mais amor, por favor».
Lula le corrompu cet automne 2016, Robespierre «l’Incorruptible» le 9 Thermidor An II (27 juillet 1794), subissent une vengeance qui a tout à voir avec cette demande d’amour pour l’humanité qu’ils incarnaient, et peu avec la question de la corruption. L’un est accusé d’être trop peu vertueux, et l’autre était accusé de l’être trop.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.