Historien des Etats-Unis, Andrew Diamond enseigne à Paris-Sorbonne. Il est coauteur, avec Pap Ndiaye, d’une
Histoire de Chicago
(Fayard). Spécialiste des mouvements sociaux, il s’interroge sur la nature de la mobilisation qui vient de porter Trump au pouvoir.
Aviez-vous imaginé cette victoire de Trump ?
Non, pas plus que la plupart des «experts». Mais, finalement, on apprend que les sondages ne mesurent pas les mobilisations. Et cette élection est avant tout une histoire de mobilisation. Comment Trump et son équipe de campagne ont-ils pu attirer les électeurs sans utiliser les moyens traditionnels de campagne ? Il n'avait pas beaucoup de soutien du Parti républicain ni les moyens de mettre en œuvre ce qu'on appelle le ground game [aller chercher directement les électeurs, un par un, au niveau local, ndlr]. Il n'avait pas non plus la stratégie performante d'Obama sur les réseaux sociaux. Il me semble que cette victoire impose une nouvelle grille de lecture. Cette mobilisation ne peut pas se définir comme un «mouvement» mais plutôt comme des millions d'engagements individuels sans liens les uns avec les autres. Et «l'homme blanc non diplômé» ne suffit pas pour expliquer un vote aussi large.
Parmi les électeurs de Trump, on trouve aussi des «blancs diplômés»…
Ces électeurs ont entre 40 et 50 ans, ils ont fait leurs études dans les années 80 et 90 à la période phare du «politiquement correct» et du multiculturalisme. Je ne peux m’empêcher de voir dans la victoire de Trump le signe que certains n’ont jamais accepté ni l’un ni l’autre. Ni les contraintes qui s’imposaient alors sur les discours dans les universités. Tout d’un coup, aujourd’hui, ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent. Pour cette génération politique, la candidature de Clinton est le dernier chapitre de cette histoire qui a déjà culminé avec l’élection du premier président noir. Pour eux, Hillary Clinton incarne ce système de contraintes qui fait d’eux des racistes, stupides et machos. Avec le recul, je me dis que le duel Clinton -Trump était le binôme parfait, la combinaison diabolique. Politiquement correct contre racisme de base, machisme contre féminisme.
Voyez-vous un facteur religieux dans ce vote ?
Bien sûr. Entre 2008 et 2016, les chrétiens blancs sont devenus minoritaires. Plus de 80 % des évangéliques ont voté républicain. Il est un peu paradoxal que ce soit un candidat aussi peu religieux (divorcé trois fois, qui a joué dans un film porno…) qui bénéficie du vote des évangéliques. Mais, c’est ainsi qu’un vote religieux se traduit en vote identitaire dans les urnes.
Le facteur racial reste selon vous prédominant ?
La mobilisation de Black Lives Matter a joué un rôle clé dans cette élection. On peut établir un parallèle entre la majorité silencieuse qui s'est imposée en 1968 dans le contexte du Black Power et la mobilisation blanche pour Trump. Quand on regarde les reportages sur Black Lives Matter, on voit des commentaires par milliers qui accompagnent les articles les plus neutres et qui sont l'expression d'une haine raciale à l'état brut. Leurs auteurs sont le terreau de l'électorat de Trump, qui sont-ils ? Ils sont l'expression d'un large «mouvement» qui est passé en dessous de tous les radars. Une expression, certes, fragmentée et souterraine, mais très répandue. Et finalement contagieuse, les propos diffusés sur Internet en encouragent d'autres. Ce sont des phénomènes infrapolitiques. Mais au-delà des forums ou commentaires sur Internet, ce phénomène n'est pas nouveau : depuis le début du mandat d'Obama, cette parole raciste s'est lâchée. Je me souviens encore de l'animateur radio Rush Limbaugh diffusant la chanson Barack, The Magic Negro. Il n'y a pas eu de censure de cette parole raciste décomplexée.
Quels sont les constats pour le parti démocrate ?
L’une des leçons pour les démocrates est sans doute qu’ils ont trop investi dans une histoire de succession fixée à l’avance dans laquelle Obama a cultivé la candidature de Clinton sans chercher s’il n’y avait pas de meilleur candidat. Le succès de Bernie Sanders a pourtant révélé que les électeurs démocrates étaient eux aussi prêts à un changement.
Comment voyez-vous l’avenir ?
Je pense que le Parti démocrate va se mobiliser et bloquer toutes initiatives dès le Congrès. En ce qui concerne la gauche, j’entends aujourd’hui certains propos déjà entendus en 2000. A l’époque, on a pensé que l’élection de Bush Jr. permettrait peut-être à la gauche de se reconstruire, d’être plus combative. Le résultat a été décevant, on ne peut pas dire que le Parti démocrate ait évolué vers la gauche. Va-t-il aujourd’hui profiter de cette défaite pour intégrer des éléments du programme de Sanders ?
C’est la première fois qu’on voit de telles manifestations contre l’élection d’un président ?
L’histoire de la gauche aux Etats-Unis est très fragmentée. Certaines mobilisations ne font pas beaucoup parler d’elles, comme par exemple les grèves d’enseignants qui ont eu lieu avec succès à Chicago et qui ont déclenché des mobilisations locales plus générales. Cela ne change pas encore les choses au niveau national, mais c’est nouveau. J’évoquais Black Lives Matter. Leurs manifestations risquent d’être plus radicales car ils n’ont rien à espérer de ce nouveau président. Mais on risque aussi d’assister à des contre-manifestations pro-Trump…