Une précédente chronique prétendait réfléchir, en cette année de course à la «présidentielle», à nos institutions. Nous avions été interrompus par le bandeau «Alerte» d’une chaîne d’informations en continu, qui nous rappelait à la réalité du combat titanesque que les «primaires» des différents partis nous offrent, en prélude à la «compétition» du printemps 2017.
Quel spectacle passionnant. Le déchirement des «amis de trente ans», les déclarations vengeresses, les propositions maximalistes, les polémiques sur les casseroles de l’un, l’âge de l’autre, la coiffure d’une troisième, les procès en incompétence contre le pouvoir en place, soulagé de ces déchirements pour tenter de faire oublier les siens…
Etait-ce bien ce que le général de Gaulle voulait ? Ah oui, pardon, il faut bien revenir à ses intentions, comme les juristes discutent de l'intention du législateur pour interpréter une loi. Il faut bien, car, comme nous le rappelions la dernière fois, en «gravant dans le marbre» quelques forts principes (comme la puissance présidentielle et la faiblesse du Parlement), la Constitution de 1958 prétendait se mettre, et mettre la République, hors et à l'abri de l'histoire. Il faut dire que l'histoire avait été féroce envers les précédentes Républiques, la IIIe terrassée par les nazis, la IVe frappée à Diên Biên Phu et à Alger. Pour la protéger de l'histoire, le général de Gaulle, qui rappelait souvent que, en 1940, il avait déjà sauvé la France et la République, allait lui donner un pouvoir fort : finies, les ratiocinations parlementaires ! Le président, muni, après 1962, d'une légitimité égale, et donc concurrente à celle du Parlement, et doté de pouvoirs plus étendus, serait la «clef de voûte» d'un régime qui abriterait la France et les Français. Toute mise en question des institutions héritées de 1958, mais fortement modifiées par la réforme du quinquennat en 1999, qui en accélère le rythme, s'attire de cinglants rappels historiques : «Vous voulez donc le retour à la IVe, etc.». Rappelons donc que la Constitution de la Ve République est fortement liée à un moment historique particulier, celui des guerres de décolonisation, de la guerre d'Algérie et de la paralysie des institutions de la IVe, torpillées par la logique de la guerre froide et par la violence des conflits coloniaux. Qu'une Constitution soit liée à un moment, qu'elle soit une organisation des pouvoirs censée répondre à un état de la société, de la culture, du pays et de ses rapports au monde extérieur, est bien prouvé par l'histoire de France elle-même : neuf ou dix régimes depuis 1789, et presque trente révisions constitutionnelles depuis 1958.
Il reste que, dans les débats politiques actuels, presque personne ne parle de changer notre régime, et de remettre en question la prépotence du président. Peut-être parce que beaucoup, en ce moment, se préparent à être président.
Mais qu’est-ce que cela veut encore dire, «être président» ? Si certains ont pu pointer un «mal napoléonien» en France, il faut aussi évoquer le «syndrome gaullien» : l’homme providentiel qui sauve la France deux fois (1940 et 1958), qui lui donne la bombe, le Concorde et le RER, qui la propulse, du haut de ses deux mètres, dans la modernité. L’homme des bains de foule et des DS noires, de la «grandeur» et de la haute croissance. Les prétendants actuels à l’Elysée ont vécu, tout petits, l’épopée du grand homme ; les plus jeunes d’entre eux ont les images des manuels scolaires en tête et, enfants déjà, se rêvaient sur le trône du Général.
Entre-temps, le monde a changé. L’Europe a été faite, celle des traités de 1986 (Acte unique européen) et de 1992 (Maastricht) qui rendent plus difficile, ou impossible, une politique économique dont les leviers budgétaires et monétaires sont sous la tutelle de règles inspirées d’un ordolibéralisme qui prétend soustraire budgets et monnaies aux conjonctures politiques.
En 1994, François Mitterrand aurait affirmé être «le dernier grand président» avant que ne s'ouvre l'ère des «gestionnaires» : il avait fait 1986 et 1992, il savait de quoi il parlait.
Etre gestionnaire en chef attire cependant toujours autant, et le quinquennat a fait de l'élection présidentielle une compétition désormais permanente, que l'on pourrait presque trouver lassante… De véritables régimes parlementaires qui ne soient pas en crise permanente (puisque c'est le souvenir qu'ont laissé les IIIe et IVe Républiques en France) existent pourtant : sans même évoquer la Grande-Bretagne, si spécifique avec son absence de Constitution, parlons de l'Allemagne, puisque le «modèle allemand» est sur toutes les lèvres : un Parlement qui gouverne, qui commande aux armées et qui, quand les circonstances l'exigent, exerce les pouvoirs exceptionnels… On pourra en reparler, en contrepoint de notre interminable campagne présidentielle française.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.