Comment en est-on arrivé là ? En quoi, à partir de la fin des années 60, période inventive sur le plan culturel et insurrectionnel s'agissant des idées politiques, le monde s'est-il droitisé ? Tel est le questionnement qui sous-tend le dernier ouvrage de François Cusset, chercheur en histoire intellectuelle et professeur à l'université de Paris- Ouest-Nanterre, la Droitisation du monde, et présenté sous la forme d'une conversation avec l'anthropologue Régis Meyran.
Il y eut, tout d’abord, ce «coup de force idéologique» dans les années 80, décennie durant laquelle, la vision néolibérale s’impose chez les dirigeants occidentaux avec Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux Etats-Unis.
La dérégulation et la privatisation de secteurs entiers de l'économie succèdent à la redistribution et aux monopoles. Le pire étant qu'en France ce modèle émerge pendant les années Mitterrand. «La tradition française de l'Etat redistributeur et son indulgence relative face à l'insoumission sociale exigeaient, en somme, le discours lénifiant et la présence rassurante de la gauche au pouvoir pour qu'un tel changement idéologique puisse passer […] après quelques mesures authentiquement progressistes, et donc extérieures à cette logique», analyse celui pour qui la gauche doit son efficacité à une politique moins frontale que la droite mais tout aussi brutale.
Le bloc soviétique s'effondre et les libéraux étendent les bienfaits supposés du marché aux pays de l'Est. Mais, en réalité, c'est plus le paradigme de la cybernétique, dont le projet, plus insidieux, est de façonner «un homme sans contenu», qui se fait jour. L'euphorie technophile du numérique en est son illustration la plus effective. «Il y a plus d'idéologie dans ces odes lyriques des années 90, pour la cybernétique et l'autorégulation, que dans toute la guerre froide», assure Cusset, l'auteur de French Theory.
Après 2001, un tournant sécuritaire s’opère et voit naître l’alliance entre ultralibéraux et néoconservateurs. La crise des subprimes et les levées de fonds publics pour sauver les banques arriment le système à un Etat policier austéritaire. Ce régime prescrit ses croyances en faisant main basse sur toutes les dimensions de l’existence.
A mesure que la société s’ubérise, l’impératif de rentabilité cadre de plus en plus le temps lui-même.
Que devient la gauche ? «Le fantôme d'elle-même», répond Cusset. En dépit de cette sombre mise au point, la discussion se referme sur une teinte d'optimisme. L'universitaire guette l'éclosion de révoltes nouvelles qui, si elles ne sont pas coordonnées, sont connectées. «Les instigateurs de Nuit debout à Paris en 2016 faisaient référence, sans s'en réclamer, aux campeurs de la Puerta del Sol, lesquels invoquaient les exploits d'Occupy Wall Street l'automne précédent, qui lui-même faisait le lien explicite avec les altermondialistes de la décennie précédente - pendant que tous se réfèrent à la fois aux zapatistes du Chiapas et à la révolution tunisienne de 2011.» Reste que pour peser encore plus, la résistance doit résoudre le problème de sa représentation. Ce qui n'est - François Cusset n'en doute pas - qu'une question de temps.