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Libération
Chronique «Philosophiques»

Monsieur Obama, continuons votre mandat

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Votre présidence n’est pas terminée, elle porte encore des effets, à condition qu’elle impose des devoirs, et comporte un appel.
publié le 17 novembre 2016 à 18h06

Cher Barack Obama,

Je voulais vous le dire pour vous rassurer, et aussi parce que cela nous impose des devoirs pour la suite : non, votre présidence n’est pas terminée. Bien sûr, quelqu’un d’autre va vous succéder qui risque de relancer, quant à lui, ce que nous aurions pu croire bel et bien fini : rien de moins que la guerre civile américaine.

Car il y a, dans chaque pays, le spectre d'une guerre civile, ou encore des degrés d'une guerre civile latente, tout le temps. Et il est vital de maintenir cette guerre sous un seuil critique. C'est le rôle des lois, en limitant les actes et certaines paroles. Or, on peut redouter que celui qui va vous succéder ait tellement franchi ces limites pendant sa campagne qu'on puisse bientôt dire quelque chose qui aurait dû être impossible : la guerre civile américaine n'est pas terminée. Le monde entier espère que le seuil du pouvoir - ce seuil réellement critique - l'arrête sur cette pente, au lieu de l'accélérer. Mais les deux branches de cette alternative sont possibles. Et l'une de ces deux possibilités ne serait pas seulement redoutable, mais tragique.

Mais permettez-moi d'insister car c'est la vérité : votre présidence non plus, cher Barack Obama, n'est pas terminée ! Il n'y a pas que les catastrophes qui durent longtemps, il y a aussi les actes d'ouverture. Certains diront même ironiquement que, sous vos deux mandats déjà, votre présidence était inachevée, car vous n'avez pas pu tout empêcher. Il est tragique que les violences racistes aient repris aux Etats-Unis, malgré votre élection, et avant celle de votre successeur. Comment ne pas comprendre ceux qui espéraient que vous y mettriez un terme, et pas seulement grâce au symbole - absolument vital et irréversible - de votre élection, de votre voix, de vos discours ? Peut-être sont-ils nombreux à ne pas être allés voter. On pourrait dire la même chose sur un autre sujet : le «care». N'aurait-il pas été possible d'aller plus loin, même si vous l'avez - enfin - mis à l'ordre du jour politique ? Même si partout on devrait dire : «Je suis, nous sommes l'Obamacare» ! Quoi ? Les millions de personnes qu'aucune solidarité ne retient de souffrir sans soins en resteraient là ? Mais si le mouvement de l'Obamacare est inachevé, c'est peut-être que sa légitimité n'a pas été assez revendiquée, démontrée. Et cela dépend aussi de nous.

Mais il ne faut pas juger seulement de ce qui n'a pas été achevé en tant qu'inachevé. Il faut en juger selon la direction dans laquelle cela n'a pas été achevé et qui, elle, a été ouverte, de manière absolue. Qui le restera, même si vos successeurs tentent de la refermer. Le progrès, ce n'est pas la réalisation totale, qui est impossible, et sert de prétexte aux pires régressions. Mais le progrès, ce sont des ouvertures réelles dans des directions justes, et des pas concrets en ce sens, même si on aurait aimé qu'ils aillent plus loin. Il y a là quelque chose d'irréversible, et qu'il faut reprendre.

Dans d’autres domaines, les pas ont pu être moins nets. On pense à la guerre parfois faite (ou évitée) sans justice, sans respecter les règles de la défense légitime. Ou à Guantánamo. Il n’est pas sûr que ces concessions aient aidé. Personne, encore une fois, ne demandait tout, et l’impossible, mais des ouvertures, et des pas concrets, face à la clôture et à la guerre. Pourtant, sur ce plan aussi, vous avez ouvert une voie essentielle et qui le restera, qui sera même de plus en plus importante à rappeler partout. Car jamais, vraiment jamais, après un attentat sur votre sol, vous n’êtes passé de l’acte à l’auteur, et de l’auteur encore moins à un groupe tout entier. Toujours, on vous a entendu insister avec émotion sur l’adjectif quand vous parliez au nom des «United» States of America. Or, ce que l’on doit craindre par-dessus tout aujourd’hui, c’est un attentat que votre successeur, après avoir fouetté les pires pulsions pendant sa campagne atroce, aurait à «gérer». Imaginons : l’état d’urgence sous ce pouvoir-là. Il faudra se souvenir de vous à ce moment-là.

Il y aurait aussi le climat, sur lequel du moins vous avez maintenu l’essentiel : le rapport à la vérité, à la science, aux faits. On pourrait craindre, désormais, que la montée du mensonge et du déni ne parvienne à tout décrédibiliser. Mais là aussi, on pourra s’appuyer sur vos actes, pour continuer.

Bien sûr, on dira que cette lettre, et en fait cette thèse (car c'est une thèse) selon laquelle votre présidence n'est pas terminée, a quelque chose d'un rêve d'enfant. Mais c'est tout le contraire si l'on veut bien entendre ce qu'implique cette expression : elle n'est pas terminée. Car cela veut dire qu'elle porte encore des effets, mais à condition de la reprendre, qu'elle impose donc des devoirs et comporte un appel. Et pourquoi pas en France, face à ceux qui voudraient embrayer sur les rictus haineux et les insultes de votre successeur ? On ne luttera pas seulement en résistant à ces derniers, et il le faut. Mais aussi en reprenant positivement des flambeaux, et en les faisant avancer encore, dans la même direction. Je le maintiens donc, si vous me le permettez, monsieur le Président, cher Barack Obama, ce ne sont pas seulement vos mandats, mais ceux que vous nous avez transmis, qui ne sont pas terminés.

Avec gratitude,

Frédéric Worms.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.