Malgré les protestations unanimes des institutions et des médias, pour la première fois dans la Ve République, le gouvernement décide par décret de répertorier la totalité des 67 millions de citoyens français dans un fichier centralisé comportant non seulement leurs noms, leurs prénoms, leurs dates de naissance, les données relatives à la filiation, mais également leurs photographies, leurs informations biométriques, leurs empreintes digitales, etc.
Les données et les algorithmes font aujourd’hui partie des éléments essentiels qui établissent la personnalité des citoyens. Ils suscitent d’importantes convoitises et sont la source d’une nouvelle économie et de nouveaux usages qui se caractérisent par leur caractère international et omniprésent. L’impact de la technologie sur la société est devenu trop important pour ne pas être attentif, surtout quand celle-ci touche aux questions d’identité et de citoyenneté.
A cet égard, le rôle de l’Etat se doit d’être exemplaire, susciter la confiance des citoyens, servir de modèle aux entreprises privées, et représenter le fer de lance de cette transformation. C’est à lui que revient la mission de défendre l’intérêt général en assurant l’arbitrage entre les besoins de l’administration, des entreprises privées et les droits de leurs usagers. Il devrait être le soutien naturel de ceux qui cherchent à définir une éthique du numérique qui permette de respecter le principe du moindre impact technologique.
Les seules logiques financières comme l’harmonisation des procédures et la mutualisation des ressources ne sont pas des critères pertinents pour décider la mise en œuvre d’un nouvel outil aux conséquences potentiellement dangereuses.
L’intérêt général est ailleurs. Il ne s’agit pas de se doter d’un outil de comptabilité ou d’un logiciel de bureautique, mais de créer l’infrastructure qui permettra de savoir qui est citoyen français et qui ne l’est pas.
Que valent les promesses de vigilance face à cet enjeu ? La réaction a été unanimement négative de la part des institutions, des médias et du grand public. Même le Conseil d’Etat a souhaité suggérer au gouvernement que la taille du fichier envisagé nécessiterait au minimum un débat au Parlement. D’autres solutions auraient pu être mises en œuvre. Le système Parafe propose déjà l’intégration des données biométriques directement dans les documents d’identité. Ces alternatives auraient rendu plus difficiles, voire impossibles, les vols d’identité et les risques de détournement du fichier. Elles auraient surtout permis aux citoyens français de disposer d’un outil modernisé qui n’ajoute pas encore à leur inquiétude et qui leur permette de construire une relation apaisée à la technologie.
La confiance dans nos institutions démocratiques et nos élus semble chaque jour un peu plus malade, et les élections américaines et le Brexit démontrent l’importance croissante des données et des algorithmes dans le processus démocratique. Il est donc fondamental de privilégier le dialogue sur ces questions, de respecter plus précisément les recommandations de la Cnil et du Conseil d’Etat, et de redonner la main au Parlement.
Des propositions ont été faites et doivent être saluées : un débat sans vote, une possibilité d'«opt-out», un audit par des services techniques choisis au sein de l'administration. Mais elles ne sont pas satisfaisantes. L'intérêt de créer ce fichier est trop limité. Et le risque est trop grand de voir se constituer ce qu'on appelle déjà «le fichier des gens honnêtes». La question numérique devient un enjeu de légitimité pour la démocratie. Elle ne peut ni ne doit se limiter à des questions de coûts et d'optimisation. Si l'on continue sur cette lancée, quels seront les choix de demain dans des secteurs comme l'industrie, la santé, l'éducation ou le chômage ? Si l'on accepte d'entrer dans cette voie, comment critiquer les acteurs du privé ou les autres Etats qui suivront le même chemin et exploiteront ces fichiers contre leurs salariés, leurs usagers, leurs migrants, leurs dissidents ou leurs intellectuels ? Si l'on se laisse aller ainsi, comment justifier d'imposer des choix technologiques représentatifs de nos valeurs à nos interlocuteurs étrangers désireux d'étendre leur marché vers la France et vers l'Europe ? Pour l'ensemble de ces raisons, et pour montrer l'exemple sur ces sujets, nous demandons le retrait immédiat et définitif du décret «titres électroniques sécurisés», en espérant que cela serve également à mettre à l'agenda la question des compétences numériques au sein de l'Etat.
Parmi les premiers signataires :
Jean-Baptiste Soufron
Cécile Alvergnat
Tariq Krim
Ramdane Touhami
Mouloud Achour
Antonio Casilli
Jean-David Chamboredon
Jean-Baptiste Rudelle
Paul Duan
Agathe Fourquet
Nicolas Vanbremeersch
Rubin Sfadj
Gaspard Koenig
Nicolas Gardères
Mehdi Benchoufi
Chloé Bonnet
Florence G’Sell
Cécile Russeil
Marie Ekeland
Virginia Cruz
Daniel Lindenberg
Fabien Bazin
Bertrand Warusfel
Serge Abiteboul
Nathalie Pujo
François Aubriot
Brigitte Vallée
Antoine Chambert-Loir
Jean-Paul Smets
Lionel Maurel
Silvère Mercier
Loïc Jausson
Jean-Bernard Magescas
Laure De Lataillade
Valérie Magnier
Abdel Bounane
Nicolas Chagny
Bernard Benhamou
Florence Durand-Tornare
Hugo Lindenberg
Anne Monnier
Pascal Minguet-Deschamps
Michel Baujard
Corinne Toulot
Nathalie Andrieux
Frédéric Desclos
Michel Chauvière
Bernadette Pardineille
Ludovic Dubost
Lucie Maiques-Grynbaum
Vincent Mabillot
Olivier Mathiot
Charlotte de Broglie
Pierre Orsatelli
Philippe Montargès
Stéphane Fermigier
Audrey Harris
Francesca Musiani
Nicole Lapierre
Arthur De Grave
Evelyne Ribert
Benjamin Loveluck
Yann Moulier Boutang
Nicolas Smyrnaios
Pierre-Antoine Chardel
Sven Franck
Alain Garnier
Alexandre Zapolsky
Jean-Pierre Archambault
Aminata Koné
Xavier De La Porte
Mathieu Maire Du Poset
Henri De Lastenouse
Olivier Ertzcheid
Kat Borlongan
Diana Filippova
Marc Lionel Gatto
Cédric Le Ninivin
Jean-Louis Fréchin
Raymond Domenech
Alain Assouline