C’est parti d’une banalité. De cette phrase qu’on lâche sans y faire attention, en fin de journée alors que notre chef nous rappelle les tâches qui nous incombent pour les heures à venir : «Je le ferai, tu peux dormir sur tes deux oreilles.» Qu’est-ce qu’on n’avait pas dit ! Et le chef de répliquer : «On peut vraiment dormir sur ses deux oreilles ? Et elle vient d’où, cette expression ? Tu devrais faire un papier.» Nous y voilà donc.
On a appelé l'Académie française à la rescousse. La première trace de l'expression «dormir sur ses deux oreilles» remonte à 1832, dans une lettre de Prosper Mérimée à Stendhal, nous explique Patrick Vannier, du service «dictionnaire» de l'Académie, qui est parti farfouiller dans le livre le Bouquet des expressions imagées, de Claude Duneton. Ainsi Mérimée écrivait-il : «On m'assure de tous les côtés que vous n'avez point d'inquiétude à avoir, et que vous avez à Paris des amis qui répondront de la bonne ancre à Nettiber s'il s'avise de se plaindre de Dominique ou si même il n'apprécie pas suffisamment les œuvres qu'il a daigné publier avant son exaltation. Ainsi soyez en repos et dormez sur les deux oreilles.» A l'époque, on dort donc sur «les» deux oreilles et non «ses». «En passant dans l'usage courant, on est partis de l'article défini au possessif», note Patrick Vannier.
Elément dangereux
Quoi qu'il en soit, on a eu beau essayer, on n'a pas réussi à dormir SUR nos deux oreilles. En tout cas pas en même temps. «C'est une forme d'amplification, d'exagération, pour souligner la qualité du sommeil si on était capable de faire ça», poursuit Patrick Vannier, pas du genre à tomber dans le piège du second degré.
Admettons. Mais pourquoi les oreilles ? «Chez l'homme, deux organes de perception sont performants : l'œil et l'oreille. L'odorat est un sens relativement peu performant», juge Patrick Vannier. Et le goût et le toucher, ils sentent le pâté ? Pour les utiliser dans une expression imagée illustrant la tranquillité ou au contraire l'inquiétude, puisque c'est ce qui nous intéresse ici, il faudrait les mettre en situation au contact direct d'un élément dangereux, estime le monsieur dico de l'Académie, ce qui rendrait sûrement la formulation un peu flippante (ça, c'est notre conclusion à nous).
Bruit inattendu
Restent donc la vue et l'ouïe. Dans les faits, les expressions utilisant la première se réfèrent davantage à la surveillance : «avoir quelqu'un à l'œil», «ouvrir l'œil», «observer du coin de l'œil»… Celles qui utilisent la seconde ont plutôt trait à l'espionnage : «avoir les oreilles qui traînent», «les murs ont des oreilles», «les grandes oreilles»… «L'œil du guetteur, l'oreille de l'espion», résume Patrick Vannier. D'ailleurs, le guetteur a beau surveiller les environs avec un œil vif, il se laissera surprendre par un bruit inattendu. Dormir sur ses deux oreilles, c'est atteindre une quiétude telle que rien ne vient la troubler.
Quant aux complexés auriculaires, qui croient qu’en dormant alternativement autant sur chacune de leurs oreilles ils parviendront à les recoller – un témoignage en ce sens nous est parvenu – on va oser suggérer sans réelle rigueur scientifique que l’efficacité de l’expérience est a priori très limitée.