Le succès inattendu de François Fillon dans la primaire de la droite et du centre vient dynamiter le schéma fantasmé d’une France divisée en deux classes : le peuple et les bobos, les bourgeois-bohèmes. Nicolas Sarkozy visait le peuple, Alain Juppé les bobos déçus de la gauche. François Fillon rafle la mise en rappelant qu’il existe une bourgeoisie tout court, pas forcément de province.
Depuis une dizaine d'années, les géographes et les sociologues avaient peu à peu construit un modèle, conforté par une masse convergente de statistiques. Il oppose fondamentalement les métropoles, connectées aux flux de la mondialisation, et une France restée en marge où seraient reléguées les victimes de celle-ci. Cette polarisation - indéniable - rend compte de la nouvelle carte du vote d'extrême droite : après avoir prospéré sur les ruines du modèle des Trente Glorieuses, dans les banlieues ouvrières des métropoles, il prospère dorénavant sur un spectre beaucoup plus large : les régions de mono-industrie en crise, la «rurbanisation» de grande banlieue (loin des transports en commun), les petites villes et les campagnes en voie de désertification, celles aussi que menace la crise du modèle productiviste. Bref, tout, sauf les centres métropolitains et leur banlieue immédiate. Ce constat, qu'illustre par exemple les travaux du géographe Jacques Lévy, et que l'on retrouve dans tout l'Occident et jusque dans la géographie du vote Trump, est la base de théorisations beaucoup plus risquées. Ainsi, Emmanuel Todd y retrouve un schéma séculaire qui opposait déjà France républicaine et France européiste, celle-ci, via la «seconde gauche» catholique, ayant subverti la première et donc livré le peuple républicain au Front national (FN). Schématisme culminant dans Qui est Charlie ?
Dans la même veine, les théorisations de Christophe Guilluy. Les métropoles ne seraient pas occupées par la gauche chrétienne, mais par les bobos alliés aux immigrés. Ce bloc, votant PS ou Verts, aurait évincé le peuple, qui se réfugierait en grande banlieue ou serait bloqué dans le rural. Ruiné par le libre-échange imposé par l’Europe et ses tenants locaux (les bobos), surtaxé par les manies écolos, il n’aurait plus d’autre solution que le vote FN, à moins que la droite sarkozyste ne regagne ce peuple en déshérence, au lieu de courir comme Juppé le Girondin après les bobos.
Ayant consacré une partie de ma vie de chercheur à l’analyse de la division sociale de l’espace français, je restais sceptique. Passons sur l’idée (raciste) que les immigrés ne fassent pas partie du peuple et l’idée (fausse) qu’ils ne vivent qu’en métropole. Restent des questions massives : «Où est passée la bourgeoisie ?» «La bourgeoisie pas bohème ?» «Qui a mis la main sur les beaux quartiers ?» «Les immeubles cossus des villes moyennes ?» «Le triangle Neuilly - Auteuil - Passy ?» «Les banlieues fleuries et bien aérées du grand triangle Saint-Cloud - Rambouillet - Saint-Germain-en-Laye, que le schéma directeur d’Ile-de-France ne prévoit pas de densifier, au contraire des banlieues Sud et Est» «Les notables des petites villes de l’Ouest prospère ?».
Et bien voilà. Cette bourgeoisie «normale», celle dont le cinéma des années 70 avait dénoncé le charme discret, celles des années Pompidou-Giscard, elle est toujours là, et vient, avec son électorat, de se choisir Fillon. Et exactement au même endroit : l'Ouest, le cœur des villes moyennes, le quart ouest de la mégapole capitale. Toujours catholique, mais pas prête à lire l'encyclique Laudato si'. Avec le même mode de vie, les mêmes côtés sombres. Le hasard a voulu que la presse couvre en même temps le procès de Nathalie Michellier, «la Bovary de Chambéry» : un vrai film de Claude Chabrol. Certes, l'effet métropolisation-mondialisation-tertiarisation impose une légère inflexion. Les vrais cœurs métropolitains ont donné la majorité à Juppé : l'Est parisien, la première couronne anciennement rouge désormais occupée par les classes moyennes intellectuelles et les immigrés. En Val-de-Marne, la frontière entre métropole (Juppé) et plateau briard passe au niveau d'Alfort-ville. Mais la majorité de la droite s'est donnée au héros le plus proche de ses traditions.
Certes, la marque Sarkozy sera durable sur Fillon. Ce pourrait être une chance pour la gauche. Qui peut croire que la France irait mieux avec 500 000 enseignants, infirmières, postiers et policiers de moins, en remettant en question l’avortement et le mariage pour tous ? Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing n’y auraient pas cru. Un espace s’ouvre, qu’Alain Juppé aurait occupé, et que se disputeront Emmanuel Macron, Yannick Jadot, Jean-Luc Mélenchon et «X» du PS. Malheureusement, rien ne pourra faire, avant des années, que le quinquennat Hollande n’ait pas stérilisé le discours socialiste en menant la politique de Macron, ou que le mouvement ouvrier n’ait pas raté le tournant européen.