Dans Libération du 16 novembre, on pouvait lire cette phrase : «Jour après jour, une narration politique qui s’affranchit de la réalité et de la vérité gagne du terrain.» C’était à propos de la Hongrie d’Orbàn, mais l’analyse s’applique ailleurs. Cette nouvelle tactique, faite de manipulation de l’opinion au moyen d’un récit composé sans rapport avec les faits, se voit dotée d’un nom hallucinant, quand on y pense : on appelle ça la politique post truth, «au-delà de la vérité», d’après le titre d’un essai de Ralph Keyes. L’expression a même été élue «mot de l’année» par le dictionnaire britannique Oxford, tant elle colle à l’époque. Pourtant, s’il ne s’agit que de mentir sciemment au peuple pour s’en faire élire ou obéir, l’idée est vieille comme la frénésie du pouvoir.
Au XVIe siècle, Machiavel, dont le Prince reste le livre de chevet de nombreux chefs d'Etat, préconisait déjà la tromperie et le semblant : «Celui qui sait faire le renard, ses affaires vont mieux» car il est souvent nécessaire de «piper le monde». Depuis, le pipeau n'a jamais cessé de fonctionner. Machiavel, enseigné à nos futures élites, est le champion de la realpolitik : la fin (politique) justifie les moyens (amoraux, illégaux). La realpolitik porte d'ailleurs bien mal son nom puisqu'en fait de réalisme, il s'agit souvent d'esquiver la réalité, de boucher ses oreilles aux cris du monde réel. Le réalisme en politique n'a rien à voir avec le réalisme en peinture par exemple, c'est même l'inverse : on ferme les yeux. La réalité n'est pas ce qu'on montre, mais ce qu'on ignore ou qu'on cache.
Alors bien sûr on ne connaît pas le prix d’un ticket de métro ni d’une chocolatine, ce n’est pas si grave, on est - comment dit-on ? - «déconnecté de la réalité». Mais on ne sait pas non plus que tel gouvernant reçu en grande pompe est un dictateur sanguinaire, on ne sait pas que les homosexuels sont pendus, les femmes persécutées, les journalistes assassinés dans tel pays avec lequel on négocie, on ne sait pas que les migrants fuient des bombes réelles et qu’on les laisse mourir - la mort n’est pas post truth, pourtant, la vérité, elle, est en coma dépassé. La substance de la vie semble avoir trouvé une nouvelle définition : la réalité, c’est ce qui m’arrange. La vérité, c’est ce que tu crois.
Si la politique post truth a pris un tel essor ces dernières années, c'est sans doute parce qu'elle est davantage fondée sur la parole, elle communique à tout-va. Là où naguère les politiciens taisaient la réalité, chargeant le temps de la dissoudre, à présent ils la triturent avec des mots qui font aussitôt le tour du monde. Elle devient l'objet distordu d'un récit qui certes n'a rien de littéraire mais qui s'apparente à une fiction. Que la politique se serve des mots, on le conçoit, et l'éloquence ne nuit pas ; mais qu'elle devienne du roman, non ! Du mauvais roman, s'entend, car rien n'est plus près de la vérité qu'un grand roman, au contraire. Avec cette politique, on se rapproche davantage du storytelling, du scénario ficelé dans le seul but de toucher l'opinion, de la persuader de ce qu'il invente. «Gouverner, c'est faire croire» - encore Machiavel. Faire croire pour ne pas laisser penser, jouer sur les peurs pour étouffer la raison. Le langage ne sert plus à dire le vrai mais à le trafiquer, à récrire l'histoire. Le paradoxe, c'est que ce constat inquiétant pour la démocratie est aussi celui des conspirationnistes de tous bords : «On nous ment !» est leur cri de ralliement. Ainsi, la candidature de Trump a rencontré la pulsion exponentielle pour le récit paranoïaque qui sévit partout. On n'a pas marché sur la Lune, aucun avion n'a percuté les tours jumelles, Obama est musulman, 25 % des Américains sont pour le jihad, la charia est à nos portes, etc. La France n'est pas en reste. Internet mais aussi les lycées, les facs, les rues, même les campagnes électorales fourmillent d'enquêteurs autoproclamés au service de la vérité, qui racontent des histoires délirantes dans lesquelles la CIA, la Nasa, les Juifs, les Illuminati, le système… piétinent à leur seul profit la réalité. C'est une large part de la psyché contemporaine qui est post truth. Tel Don Quichotte, pris dans de multiples récits nous finissons par ne plus discerner les faits des fantasmes. L'Elysée a créé un site www.gouvernement.fr/on-te-manipule. Mais, insinuent certains, n'est-ce pas celui qui le dit qui le fait ? L'esprit implose. Une issue ? Lire un autre genre de récit alternatif, Cervantès ou tout autre grand roman, ce «mensonge qui dit la vérité».
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.