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Libération
Chronique «Economiques»

Les experts ne sont plus si formels

Il ne suffit pas d’attribuer les votes pour Trump ou le Brexit au renouveau de certaines valeurs réactionnaires comme un phénomène indépendant de l’évolution des structures économiques.
publié le 28 novembre 2016 à 18h59

Nous vivons apparemment une époque pleine de (mauvaises) surprises. Le référendum britannique sur la sortie de l’Union européenne a pris les «experts», en particulier les économistes, doublement de court : ils n’ont pas compris comment, à moins de souffrir d’un déficit grave de compréhension, on pouvait individuellement être favorable au Brexit, et encore moins comment ce choix, vu comme aberrant, pouvait recueillir une majorité des suffrages. D’où la consternation qui s’est exprimée abondamment dans les divers médias, les interrogations affligées sur la perte de crédibilité des «experts» et les appels plus ou moins désespérés à organiser un nouveau référendum, comptant sur le fait que les populations, momentanément égarées, ne pourraient que revenir à la raison une fois qu’on leur aurait indiqué le «bon choix» avec une fermeté renouvelée.

Un scénario semblable s'est reproduit avec la présidentielle aux Etats-Unis et la victoire de Donald Trump. Même surprise et même consternation. Au lendemain de l'élection, le célèbre économiste Paul Krugman, d'ordinaire nettement plus enclin à l'autocongratulation qu'à l'autocritique, avouait sans détour dans le New York Times que «les gens comme lui» ne comprenaient plus le pays dans lequel ils vivaient car ils n'auraient jamais pu imaginer qu'un candidat aussi ridicule et incompétent que Trump puisse remporter l'élection.

Ne plus comprendre le monde dans lequel on vit est déjà fâcheux pour un simple citoyen, mais c’est franchement alarmant lorsqu’on fait profession d’analyser ce même monde. Les experts pris en défaut ont généralement plus vite fait d’attribuer la stupéfaction qu’ils éprouvent (douloureusement) devant le cours des événements à l’inconséquence de leurs contemporains plutôt qu’aux insuffisances de leur réflexion. Mais peut-être que nombre des experts affligés ne sont effectivement d’aucune aide pour comprendre ce qu’il se passe, et qu’il vaut peut-être mieux se tourner vers d’autres lumières.

Prenons Karl Polanyi par exemple. L'auteur de la Grande Transformation (1944) est célèbre (mais pas autant que Paul Krugman ; la vie est mal faite) pour sa critique de la société de marché et son analyse de la dynamique du capitalisme sous la double influence, d'une part, de l'extension de la marchandisation à l'ensemble de la société pour faire du marché le principe régulateur suprême, et, d'autre part, de la résistance que la société oppose à ce mouvement. Il a aussi analysé la montée du fascisme comme un moment de cette opposition entre la marchandisation et les résistances à l'extension du marché à l'ensemble de la société ; comme une issue particulièrement funeste à la crise de la société de marché.

Karl Polanyi fait remarquer que l’approche de la phase fasciste dans un pays se manifeste par des signes tels que le succès des philosophies irrationnelles, des préoccupations «raciales», la critique du «système» (politique), une dévalorisation du «régime» (démocratique) et d’autres éléments qui semblent indiquer un état de confusion généralisée. Tout rapprochement avec des événements contemporains est propre à donner froid dans le dos.

Ces éléments de réflexion proposés par Polanyi invitent aussi à se méfier de certaines analyses rapides, comme celles qui insistent sur les «valeurs» pour nier l’existence de déterminants de nature économique. De telles «explications», qui attribuent le vote en faveur de Trump - du Brexit - de Marine Le Pen… à la présence de certaines valeurs «autoritaires» chez les électeurs concernés négligent le fait que le renouveau de certaines valeurs conservatrices, réactionnaires, traditionnelles voire franchement racistes, n’est peut-être pas indépendant de l’évolution des structures économiques.

Expliquer les choix politiques nouveaux, comme par exemple l’apparition d’un outsider tel que Trump ou l’éventuelle victoire d’un parti soi-disant hors système comme le Front national, par des «valeurs» qui, elles, sont tout sauf nouvelles, ne constitue pas vraiment une avancée fulgurante dans la compréhension des phénomènes sociaux. Il conviendrait, a minima, de se poser la question de savoir pourquoi certaines «valeurs» semblent prendre subitement de l’importance dans les choix - ou les non-choix - politiques contemporains.

Dans la situation actuelle, le plus important, pour ceux dont l’activité consiste à donner des éléments d’analyse de la société, n’est pas de se lamenter sur les errements de leurs contemporains, mais d’apporter le plus de clarté possible pour dissiper la confusion.

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Bruno Amable, Anne-Laure Delatte et Ioana Marinescu.