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Libération
Chronique «À contresens»

Piégé par Castro

Les funérailles ne sont pas le meilleur moment pour dresser le bilan rationnel d’un dictateur : l’homme fut une plaie pour son peuple, mais aussi une des personnalités les plus fascinantes de ce monde.
publié le 2 décembre 2016 à 19h26

Aucune mort n’a autant troublé le monde médiatique et politique que celle de Fidel Castro. On ne peut ni le louer - il fut un redoutable dictateur - ni le prendre pour un monstre absolu - comme ce fut le cas de Hitler, de Pétain, de Staline ou de Pol Pot. Certains suggèrent que ce malaise est dû au fait qu’il commença bien et qu’il finit par faire n’importe quoi. Pourtant, dès qu’il prit le pouvoir en janvier 1959, il s’est mis à fusiller des supposés sbires de Fulgencio Batista sans leur permettre d’avoir accès à une défense judiciaire digne de ce nom et alors que la peine de mort n’existait pas à Cuba.

D’autres pensent que le trouble vient du fait que bien que nageant dans le mal, il en fit un usage «modéré», tel un diable qui n’aurait pas trop abusé. Que sont les 3 000 personnes fusillées par Castro comparées aux millions de victimes massacrées par des monstres absolus ? Sans même aller chercher dans ces rangs, on ne peut pas non plus le comparer à Lyndon Johnson, le président américain qui commença la guerre du Viêtnam et qui fit 4 millions de morts.

Castro ne s’en est jamais pris pas aux enfants, comme Hitler, et il n’avait pas non plus le goût du meurtre, comme Staline ou Pol Pot, mais plutôt une relation pragmatique avec celui-ci. Fidel voulait avant tout conserver le pouvoir mais sans aucun projet de «purification» criminelle. Il n’a jamais sombré dans aucun idéalisme ou plutôt dans aucune paranoïa délirante qui produit les plus grands assassins. Et même si l’on cherche à le blâmer pour les victimes sacrifiées, même si on tente de le comparer à un Hitler ou un Staline - certains disent avec raison que ce n’est pas le nombre qui importe -, on n’est pas totalement convaincu.

Quand on laisse de côté, ne serait-ce qu’un instant, ces jugements moraux, on est face à un être dont l’énergie, l’ambition, l’audace, la confiance en soi, l’astuce, l’allure, le charme, la sauvagerie, la chance aussi, en font l’une des créatures les plus étonnantes dont l’histoire ait accouché. Et cela à tel point qu’on aurait préféré qu’il ne soit pas un être humain mais le personnage d’un grand roman d’aventures. Ainsi nous aurions pu admirer ses vertus sans être rongés par le remords. S’il avait été un personnage de fiction, ce n’est pas lui que nous admirerions mais l’auteur qui l’aurait conçu.

Il se peut que le véritable malaise vienne donc de là. Que nous soyons sensibles à la manière dont les crimes ont été commis et que notre verdict sur leurs auteurs, assassins ou dictateurs, en soit altéré. Que nous reléguions «par moments» nos jugements moraux au profit de nos jugements esthétiques. Je dis bien «par moments», par exemple durant les funérailles. La vie - y compris politique - est bien plus riche que la simple dichotomie du Bien et du Mal dans laquelle nous voudrions l’enfermer. Nous le savons mais nous avons le plus grand mal à le reconnaître. Et personne d’autre que ce grand salopard de Fidel Castro n’a mieux incarné cette complexité. C’est sans doute ce qui poussa jadis tant d’intellectuels à refuser de voir ses terribles fautes politiques - jusqu’à ce qu’elles soient devenues trop lourdes, trop nombreuses pour continuer de s’aveugler. C’est cette ambiguïté qui rend sa mort et donc les mots que l’on doit prononcer sur son extraordinaire existence, si piégés.

Plus on étudie ce que Fidel Castro fut et ce qu'il fit, plus le jugement est sans merci : il a été une vraie calamité pour son peuple, qu'il a bâillonné, emprisonné, affamé, terrorisé. Pourtant, à l'heure de sa mort, il est difficile de ne pas ressentir que le monde sera tellement plus pauvre sans lui. Que la terrible faucheuse a eu raison de la plus fascinante et la plus romanesque des créatures du XXe siècle.

Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.