REUTERS/Francois Lenoir
L’homme paraît apaisé et fend enfin l’armure. Pierre
Moscovici s’est construit une muraille derrière laquelle il s’est longtemps dissimulé. Toujours sous
contrôle, calculant chacun de ses mots, cultivant une certaine morgue et une
distance certaine, ne faisant rien pour se rendre aimable, mais supportant mal la
critique, cet écorché vif qui vient de fêter ses 59 ans semble réconcilié avec
lui-même. Sa parole s’est libérée, il se montre plus avenant, plus humain, se
livre davantage et assume enfin sans complexe son engagement européen construit
au long de son parcours de trente ans en politique : « député
national et européen pendant 20 ans, ministre durant 7 ans, commissaire chargé
des affaires économiques et monétaires depuis 2 ans. À ces divers titres, j’ai
été membre des trois institutions communautaires (Commission, Parlement
européen, Conseil des ministres) », se rengorge-t-il.
Pour ceux qui le connaissent depuis longtemps,
sa métamorphose saute aux yeux. Est-ce la mort d’un père à l’écrasante personnalité,
le psychologue social Serge Moscovici, le 15 novembre 2014, à 90 ans, quinze
jours après sa prise de fonction à Bruxelles, qui a été le déclic ? Le choc est
rude et il l’encaisse péniblement, même s’il entretenait une relation complexe avec
ce père physiquement absent, mais intellectuellement envahissant, entremêlant
amour passionnel et ressentiment. L’histoire familiale est heurtée : Serge
Moscovici et son épouse, la psychanalyste Marie Bromberg, faisaient passer leur
carrière et leurs amours contingentes bien avant leurs enfants, Pierre l’ainé
et Denis, son cadet de 4 ans et demi. À tel point qu’après leur séparation, dans
les années 70, les deux adolescents se retrouvent seuls dans l’appartement
familial du 17e arrondissement de Paris, Serge et Marie passant les
voir par intermittence. Une autre époque. Ce quasi abandon familial n’a pas
empêché les enfants de tracer leur route professionnelle : Pierre est
passé par Science po et l’ENA avant d’intégrer la Cour des comptes et Denis par
Centrale.
Pierre Moscovici qui a longtemps dit craindre
une seule chose, la mort de son père, est sonné. Alors qu’il n’est pas croyant,
il se laisse pousser la barbe, qu’il a depuis gardée, comme le veut la
tradition juive. Et il se lance dans la lecture de « Chronique d’un enfant
égaré », le livre que son père a publié en 1997, l’année où son fils
devient ministre de Jospin, dans lequel ce juif roumain, victime des
persécutions antisémites du nazisme et qui a fui son pays pour la France en
1947, raconte une vie qu’il a toujours dissimulé à ses enfants. Le commissaire
reconnaît n’avoir jamais pu le lire jusque-là, car il était « en colère
contre son silence ». Sa mort lui permet enfin de tourner la page. Lui, le
célibataire endurci, franchit un cap qui marque en général l’entrée dans la vie
adulte : le 13 juin 2015, il épouse, en présence de Lionel Jospin, son
mentor en politique, Anne-Michelle Basteri, une inspectrice des finances de 37
ans qui fut sa conseillère lorsqu’il était ministre des Finances de François
Hollande. « Un changement fondamental », reconnaît Pierre Moscovici.
Il reconnaît avec réticence que la disparition
du père (suivi de celle de sa mère en octobre 2015) est un moment important
dans sa vie, mais il a du mal à admettre qu’elle l’ait changé. Pour lui, c’est
son arrivée à Bruxelles qui a été « une vraie libération ». Il ne
veut voir dans ces deux évènements concomitants qu’une coïncidence. « Je
suis enfin sorti du système cloisonné et vertical de la politique française.
Pendant 20 ans, j’ai été un rouage du système politique ». C’est à Bruxelles qu’il a enfin pu assumer son
« mantra », son « européisme » : « je ne pouvais
pas le faire dans mon parti, car il faut avant tout préserver son unité. Or le
PS est divisé sur l’Europe : il n’assume pas son européïsme et se laisse
tarauder par le souverainisme. Je n’ai pas choisi d’être ministre des Affaires
européennes ou des Finances, mais commissaire si. Maintenant, je peux dire ce
que je veux. Et la Commission, qui est une institution très collégiale, me
donne une marge de manœuvre que je n’ai jamais eue ».
Son chemin de Damas vers l’Europe, Moscovici
le débute en 1997 lorsqu’il est nommé par Lionel Jospin (il fut son conseiller
au ministère de l’Éducation nationale entre 88 et 90) au ministère délégué aux Affaires
européennes. Même s’il affirme aujourd’hui que son « fil rouge a toujours
été l’Europe », cela reste sujet à caution. Député européen inexistant entre
1994 et 1997, il s’est fait surtout élire pour remplir la gamelle et s’occuper
des affaires internes du PS. Il ne se fait pas remarquer par ses positions
européennes et d’ailleurs ne demande pas le portefeuille que lui confie
Jospin : il visait le budget. À son arrivée au Quai d’Orsay, il montre d’abord
sa méconnaissance totale de l’Allemagne, un pays dont son histoire familiale lui
a appris à se méfier. Mais il apprendra des coups qu’il reçoit, en particulier
du désastreux traité de Nice de 2000 qu’il devra assumer presque seul, celui-ci
s’expliquant par la profonde mésentente franco-allemande à laquelle il a
concouru. Hubert Védrine, son supérieur en tant que ministre des Affaires
étrangères, ne le ménage pas durant leurs cinq de cohabitation dans la cohabitation
et n’hésite pas à lui faire porter le chapeau des échecs européens de la
période.
Moscovici laissera dire : « je suis
loyal. De ce point de vue, je suis chevènementiste : un ministre, ça
ferme sa gueule ou ça démissionne. Mon père avait l’habitude de citer de Gaulle
pour qui la discipline était la force principale des armées ». Une
discipline qui a sans doute empêché celui qui se définit comme « un fils
d’intellectuel étranger qui a fait de la politique » d’atteindre le
sommet : « pour moi, la politique n’est pas l’école du meurtre. Je
vais avoir 60 ans, je suis locataire, je n’ai pas accumulé. Le pouvoir suprême
n’est pas mon mantra ».
L’Europe, à la différence de Védrine, Moscovici
continuera de s’y consacrer après le traumatisme de 2002, montrant ainsi qu’il
n’était pas le « mauvais européen » que son ministre de tutelle
décrivait. Il se fait réélire comme député européen en 2004 et cette fois il
fait le job. Mais il ne peut résister à l’appel national en rejoignant
l’Assemblée nationale en 2007 pour mieux devenir ministre en 2012. « Ça
n’a pas été facile d’être le ministre des Finances de Hollande. C’est un job où
on prend des coups. Heureusement, 40 % de mon travail, c’était l’Europe.
C’est la partie du travail que j’ai réussi. Le reste, c’était plus compliqué,
je n’avais pas les mains libres ».
Hasard littéraire : au moment où Pierre
Moscovici publie un plaidoyer fédéraliste, « S’il est minuit en
Europe », son ancien patron sort un opuscule plaidant pour une Europe
confédérale (« Sauver l’Europe », aux éditions Liana Levi), celle des
États qui pourtant dysfonctionne. Le moment pour dire certaines vérités : « Védrine
n’a jamais cru à l’Europe. On vit sur deux planètes différentes. J’ai toujours
accepté les institutions communautaires, alors que Védrine voulait les
squeezer. Je récuse la pensée des Védrine ou des Montebourg ». Il ne
manque pas une occasion d’exprimer sa vision des choses dans les médias
français. Il estime que c’est une partie de son boulot : réconcilier les
Français et la gauche avec l’idée européenne. « François Hollande a un ADN
d’Européen, mais il n’a pas affirmé ses idées. Il a été trop tactique »,
regrette-t-il.
Depuis qu’il est à la Commission, on ne peut
lui reprocher d’être resté inactif, même si certains lui reprochent de rentrer quasiment
tous les soirs à Paris pour retrouver son épouse qui n’a aucune intention de
s’installer à Bruxelles. En l’espace de deux ans, l’exécutif européen a
totalement changé sur fusil d’épaule sur la question de l’austérité au
grand dam des gardiens de l’orthodoxie, notamment allemands : désormais,
il ne se comporte plus en garde-chiourme des budgets nationaux, comme le
voudrait la lettre du Pacte de stabilité, mais se montre au contraire
extrêmement politique. La France a obtenu de nouveaux délais pour revenir sous
les 3 % de PIB de déficit, l’Espagne et le Portugal n’ont pas été
sanctionnés alors qu’ils n’ont pas tenu leurs engagements en raison de la
situation de politique intérieure. La Grèce, que l’Allemagne était tentée
d’éjecter de l’euro, est sauvée de justesse en juillet 2015, Pierre Moscovici
agissant de conserve avec Jean-Claude Juncker, le président de la Commission,
pour emporter le morceau. Mieux : l’Allemagne et son équilibre budgétaire
ne sont plus un modèle et, le 16 novembre, Pierre Moscovici a même appelé
Berlin à relancer le moteur de l’investissement public pour jouer son rôle de
locomotive de la zone euro. Dans le même élan, il a appelé tous les États de la
zone euro à augmenter leurs dépenses de 0,5 % du PIB pour relancer la
croissance. Bref, tout comme Mario Draghi à la BCE, Pierre Moscovici a réussi à
balancer très discrètement par dessus bord l’héritage ordo-libéral allemand.
Pas mal pour quelqu’un qu’on a longtemps soupçonné de dilettantisme…
N.B.: version longue de mon article paru le 1er décembre dans Libération.
N.B. 2: Pierre Moscovici vient de publier: «S’il est minuit en Europe», chez Grasset, 266 p, 19€