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Libération
Interview

Céline Spector «Le mal, ce n’est pas qu’un calcul»

Obsédée par la rationalité des individus, la philosophie politique dominante ne permet plus de penser le mal radical, l’injustice extrême, regrette la spécialiste des penseurs du XVIIIe siècle.
Montage de Jeffrey Coolidge. (Photo Jeffrey Coolidge. Getty Images)
publié le 8 décembre 2016 à 17h36
(mis à jour le 8 décembre 2016 à 17h46)

La philosophie peut défendre tout et n'importe quoi, même le mal. En tout cas, elle le pouvait. Quand les philosophes prenaient encore le risque de mettre en scène des personnages réellement provocateurs, comme ont pu le faire Platon, Diderot, Rousseau, Hume ou encore Sade. Ils mettaient eux-mêmes leurs théories à l'épreuve, à coups de plaidoyers pour le vice et d'éloges de l'injustice. Pour Céline Spector, professeure de philosophie à la Sorbonne, spécialiste des penseurs du XVIIIe siècle, la philosophie politique contemporaine est devenue trop sage pour penser l'injustice extrême. Pour elle, le courant de pensée anglo-saxon qui domine est aveuglé par la raison qu'il croit toute puissante. La cruauté est devenue un angle mort de la pensée, au point que la seule faute concevable est celle du tricheur, du fraudeur, du profiteur. Faute de contradiction et d'impertinence, notre époque a affadi l'injustice. Comme si elle voulait en faire un moindre mal. Une thèse qu'elle développe dans Eloges de l'injustice paru aux éditions du Seuil.

Vous expliquez dans votre livre que la philosophie politique nous laisse plus que jamais démunis face au mal. Pourquoi ?

Je constate une tendance de la philosophie politique dominante, marquée par la pensée anglo-saxonne, à parader dans un univers fleur bleue. Depuis les années 60, beaucoup de philosophes politiques évoluent dans une sorte de tour d'ivoire, obnubilés par l'idée que l'homme est guidé par la raison instrumentale, par le calcul des bénéfices et des coûts. Les théories de l'injustice s'inscrivent souvent au sein du paradigme du choix rationnel, et nous laissent démunis au moment d'affronter le mal radical, l'injustice extrême. Le philosophe américain John Rawls a été décisif dans ce tournant car la pensée anglo-saxonne a largement évolué dans son sillage. En centrant sa théorie de la justice sur la figure du free rider, celui qui fait cavalier seul et profite du système sans contribuer à la hauteur de ce dont il profite, John Rawls a réduit la faute à la fraude, et l'injustice à l'abus. Pour parler du mal politique, il prend les exemples du fraudeur des impôts, du resquilleur des transports en commun qui profite du «ticket gratuit», ou de celui qui veut profiter de l'acquis des luttes sans participer à la grève. Même l'intolérant est pour lui un free rider : il abuse d'un système politique libéral, qui accorde la liberté d'expression, la liberté de conscience, la liberté de culte, mais refuse d'accorder sa gratitude et de défendre lui aussi la tolérance et les institutions libres. Toutes ces formes du mal politique sont des figures apprivoisées : car le fraudeur ne met pas en danger le système, il n'est qu'une perturbation que le système peut corriger de manière endogène.

Quel risque prend-on à cantonner le mal politique au passager clandestin ?

Le passager clandestin veut avant tout optimiser. Pour cela, il est prêt à avoir des conduites de défection, de non-coopération, il joue des lacunes et des ambiguïtés des règles. Or, une grande part de la philosophie politique mainstream à l'anglo-saxonne considère comme acquis qu'être juste est quelque chose de rationnel. La fraude n'apparaît que comme une erreur de calcul ou une faute d'optimisation. On perd ainsi une dimension anthropologique majeure de la question : le fait que les passions politiques sont irréductibles aux intérêts. Le mal ne peut pas être réduit à une stratégie. Il tient aussi à l'offense, au ressentiment, à l'envie. En voyant l'homme comme un simple homo economicus, on l'appauvrit ; on néglige le tissu de croyances et de passions qui est si décisif pour comprendre ses actes. Au moment où le Brexit a eu lieu en Angleterre, certains dirigeants des pays européens, et notamment Angela Merkel, ont interprété la possibilité de ce vote comme une volonté de se comporter en free rider : profiter des avantages du marché commun sans payer le prix de la construction européenne, à commencer par la libre circulation des personnes. C'est le sens du slogan de Margaret Thatcher, «I Want My Money Back». Cette théorie décrit certes une part de réalité, mais elle plaque aussi un fonctionnement imputé à l'élite, qui raisonne parfois en homo economicus, sur l'intégralité des électeurs. D'autres facteurs, comme l'anti-élitisme, le sentiment d'abandon ou le refus de l'immigration, ont peut-être davantage guidé les votes populaires. Il y a plus dans le refus de l'Europe qu'un simple calcul stratégique des coûts et des bénéfices.

Pour interpréter l’actualité, vous vous intéressez aux grandes figures de l’injustice qui ont traversé l’histoire de la philosophie depuis l’Antiquité. Qu’a-t-on à apprendre des «insensés» ?

Je m’intéresse aux philosophes qui, avant le règne sans partage de la théorie du choix rationnel, ont accepté la figure de l’Objecteur, de l’Avocat du diable. Platon, Hobbes, Diderot, Rousseau, Hume ou encore Sade ont tous accepté de mettre en péril leur propre théorie de la justice en utilisant des personnages conceptuels réellement résistants et perturbateurs. Hobbes est allé jusqu’à mettre en scène une figure bien plus dangereuse que le passager clandestin : celle de l’usurpateur et même du régicide. Or, le terroriste est une version contemporaine de ce régicide. Le terroriste n’attaque plus le monarque mais le peuple parce que dans une démocratie, c’est censément le peuple qui est souverain. Il attaque donc le peuple dans sa diversité plutôt que le sommet de l’Etat. Cette figure du régicide nous revientaujourd’hui sous un autre visage, ce qui me semble à la fois tragique et intéressant. Elle nous apprend que le terroriste est plus qu’un élément perturbateur au sein de notre système démocratique, car il s’en prend à ses fondements, comme le régicide lorsqu’il voulait tuer le roi.

A vouloir éviter le tout-raison, ne tombe-t-on pas dans le tout-passion ? Le terroriste doit-il pour autant être réduit au fou ?

Il serait absurde de réduire le terrorisme à un phénomène de folie pure, de bête sauvage ou de barbarie, sans essayer de comprendre les mécanismes qui sont à l’origine du passage à l’acte. Si l’attentat de Nice a été commis par quelqu’un d’apparemment déséquilibré, il ne faut pas pour autant réduire son acte à ce déséquilibre. Plutôt que d’entrer dans un schéma binaire, il faut démêler avec attention les différentes strates d’interprétation. Il y a d’une part la raison pour laquelle certains individus passent à l’acte, d’autre part, la raison pour laquelle des causes sociologiques incitent une catégorie d’individus à être sensibles à une certaine offre idéologique et religieuse. La question s’est posée de manière analogue à propos du nazisme : comment des gens ordinaires d’un bataillon de police quelconque, que l’on disait «bons pères de famille», sont devenus les bourreaux de milliers de Juifs dans un laps de temps très réduit ? En se posant cette question, l’historien Christopher Browning a pu identifier des mécanismes psychologiques et sociaux bien précis. Il explique, au-delà de l’antisémitisme, que ces individus ont voulu être solidaires face au «sale boulot», que cette tâche a été vécue comme une sorte d’incitation à ne pas perdre la face, à demeurer intégré au sein du groupe. Il y a là encore quelque chose d’identitaire.

Vous reposez dans votre livre la question formulée par le philosophe Jean-Pierre Dupuy après le 11 Septembre, «Avions-nous oublié le mal ?». Comment faire pour s’en souvenir ?

Je crois beaucoup en une philosophie politique généalogique, qui ne tourne pas le dos à la sociologie, à l’histoire et à son aboutissement qui est l’actualité. La discipline doit avoir pour objet l’expérience politique, et ne pas se laisser happer par la valorisation d’une philosophie purement spéculative. Il faut nous confronter au désaccord, à la résistance du réel. La philosophie politique ne doit pas se cantonner à l’atmosphère policée des salles de séminaire. Et il faut ajouter à notre ambition d’explication, une réflexion sur la réception et la mise en œuvre de nos discours. La philosophie politique ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’avait pas ce pouvoir de contribuer modestement, non seulement à interpréter, mais à transformer le monde.