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Le jour où Jean Yanne a été interdit à Madagascar

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Le 5 février 1974 à 9 heures, au Cinéma Palace d’Antananarivo, se réunit la commission de censure des films : un organe officiel de la révolution malgache qui délivre ou refuse les visa d’exploitation dans la Grande Île.
Affiche originale du film, 1974
publié le 11 décembre 2016 à 0h56
(mis à jour le 11 décembre 2016 à 11h15)

Le 5 février 1974 à 9h, au Cinéma Palace d’Antananarivo, se réunit la commission de censuredes films : un organe officiel de la révolution malgache qui délivre ourefuse les visa d’exploitation dans la Grande Île. En avant-premièreet dans un huis-clos secret, la commission de censure assiste à la projectiondes films et rend son verdict. Sans appel, ce 5 février au matin, Les Chinois à Paris de Jean Yanne,satire humoristique de la révolution de masse et de l’engouement maoïstesoixante-huitard autant que des compromissions de la société française sousl’Occupation, est interdit. Pourtant, dans ces années 1970, un tel filmconstituait une bouffée d’air frais à la suite de films plus officiels ayanttrait aussi bien aux thèmes de la guerre que de la révolution.

Mais c'estoublier un point essentiel : la Révolution en Afrique, à cette période, seveut avant tout un redressement moral. Et on ne rigole pas sur le sujet. Depuisla chute de Batista à Cuba en 1959, les révolutions du Tiers-Monde (comme ondisait alors) se veulent des entreprises de décolonisation totale :politique, économique, foncière... et intellectuelle. Ainsi, à Cuba,considérait-on que l'emprise de la mafia et de ses casinos comme un facteurfondamental de la dégradation morale, face à l'exigence révolutionnaire brandiedepuis José Marti. En Afrique et à Madagascar, l lutte contre la corruption demoeurs hérités de la colonisation est prioritaire pour permettre la naissanced'une nouvelle société. Tout au moins est-ce inscrit au frontispice duprogramme des révolutions tiers-mondistes qui cherchent à l'appliquer en cedébut des années 1970. Dans ces conditions, les nihilistes, les anarchistes outout simplement les humoristes qui tournent en dérision la Révolution n'ont pasdroit de cité.

De fait, si« la révolution n’est pas un dîner de gala » comme dirait Mao, cettecommission de censure des films n’est pas qu’un cénacle de gens de culture. Unsiège de tout première importance y est réservé au représentant de laDDIE : la direction de la documentation intérieure et extérieure. En unmot, les services de renseignements et de sécurité créés auprès du cabinet dugénéral Ramanantsoa, qui dirige Madagascar et le régime militaire de transition(1972-1975).

Dès le moisd’octobre 1973, le directeur de la DDIE délivre dans une note de service sesconsignes les plus strictes. Dans le cadre de la « lutte contre lerecrudescence de la criminalité », il réclame, au nom de la sécurité d’Étatqu’il représente, un veto systématique sur les films « faisant l’apologiede la violence et de l’immoralité, dans un but strictement commercial. »Sont désignés prioritairement « les films genre Western, Karaté (CrushKaraté, Boxer chinois, Terreur en Mandchourie), Vampires, Dracula, les films desexualité, genre Joyeuses Pâques, etc... »

On retrouve icides conceptions de la morale et de la vertu qui dépassent(inconsciemment ?) les idéologies en elles-mêmes pour dévoiler la part deconservatisme du pouvoir : la DDIE savait-elle que le gouvernementcolonial belge avait finalement édicté le même type d'interdit au sujet des Western quelques décennies plus tôt dans les années 1940-1950, en réalisant, après avoir cru pouvoir les utiliser en divertissement, queleur « violence » inspirait des TropicalCow-Boys Congolais qui ne demandaient ensuite qu'à se retourner contre le pouvoirétabli ?

Toujours est-ilque cette commission de censure des films agit comme un authentique pouvoirconservateur, n'ayant en ce sens rien à envier aux institutions de la censuredes films de l'ancienne métropole française, restées célèbres avecl'interdiction de l'adaptation de SuzanneSimonin, la Religieuse de Diderotentre 1966 et 1975. Entre temps, le souffle de Mai-68 est passé. Mais aulendemain de cette explosion de la jeunesse à travers le monde, la menaceréside pour la révolution malgache autant chez les anciens caciques du régimeTsiranana que dans un peuple – et spécifiquement une jeunesse – incontrôlable. L'humourde Jean Yanne n'est pas jugé de bon goût par la révolution malgache.

L'histoire nedit pas si Tout le monde il est beau,tout le monde il est gentil, sorti sur les écrans en 1972 et qui tournaiten dérision une station de radio mélangeant religion catholique et systèmepublicitaire capitaliste, avait fait rire deux ans plus tôt les membres decette réunion du 5 février 1974.

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