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Libération
Interview

Samy Cohen : «En Israël, le mouvement pour la paix s’incarne dans la société civile»

Après les manifestations massives des années 80 et 90 portées par la gauche israélienne, le camp pacifique est actuellement inaudible. Pour le chercheur en sciences politiques, il lui manque notamment un véritable leader charismatique.
En 2011, une marche de protestation contre le gouvernement israélien à Tel-Aviv.  (Photo Nir Keidar. Israël Sun-REA)
publié le 13 décembre 2016 à 17h06

Le mouvement pour la paix semble avoir perdu la main en Israël. Il est devenu inodore, incolore et quasiment inaudible pour de nombreuses années encore. Directeur de recherches émérite au Centre de recherches internationales de Sciences-Po, membre de diverses institutions spécialisées, chercheur en relations internationales, et spécialiste du Proche-Orient, Samy Cohen se penche sur ce phénomène dans son livre Israël et ses colombes - enquête sur le camp de la paix (Gallimard).

Peut-on considérer votre ouvrage comme un constat de décès de la gauche israélienne et du camp de la paix ?

Non, pas à ce point-là. On croit que ce mouvement est moribond mais, en réalité, il s’est transformé pour présenter un visage différent de celui de sa naissance. En effet, à la fin des années 70 et au début des années 80, le mouvement pour la paix organisait des manifestations montres qui réunissaient jusqu’à 400 000 personnes dans les rues de Tel-Aviv alors que le pays ne comptait que quelques millions d’habitants. Il ressemblait à une vague de fond. Aujourd’hui, en revanche, ce mouvement s’incarne dans de nombreuses associations, organisations et ONG qui opèrent à un niveau plus modeste sur le terrain. On y trouve des associations de femmes juives et musulmanes, des forums d’anciens généraux et d’officiers supérieurs de l’armée et des services de renseignements, des défenseurs des droits de l’homme organisant des vigies devant les barrages de Cisjordanie, des acteurs de la société civile, etc.

Pourquoi ne les entend-on pas ?

Les médias israéliens se sont lassés. Ils relatent ponctuellement leurs activités mais ils ne leur accordent plus la place qu'ils consacraient aux manifestations géantes d'antan. En outre, le contexte a changé car dans le courant des années 70-80, les gens descendaient dans la rue pour la paix mais pas pour n'importe laquelle. On parlait alors du processus de paix avec l'Egypte [les accords de Camp David ont été conclus le 17 septembre 1978, ndlr] et, éventuellement, avec le Liban après que ce pays eut été partiellement occupé en 1982.

En revanche, personne n’envisageait de négocier avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) puisque ses composantes se livraient au terrorisme et que ses opérations avaient fourni un prétexte à l’invasion du Liban.

Donc, pour le mouvement de la paix d’alors, les Palestiniens n’existaient pas ou ne représentaient qu’un phénomène marginal…

Ils n'étaient pas au centre des préoccupations. A un moment de l'évolution du mouvement de la paix, certains de ses militants ont eu des contacts avec des gens de l'OLP alors que c'était illégal. Cette affaire a agité l'opinion. C'est à ce moment qu'a débuté le déclin du mouvement car, pour les gens de la rue, il était d'autant plus impensable de discuter avec des terroristes que la charte de l'OLP appelait à la destruction d'Israël ainsi qu'au retour des réfugiés de 1948 [création d'Israël] et de 1967 [guerre des Six Jours].

Aujourd’hui encore, les sondages montrent que les Israéliens se méfient toujours des Palestiniens qu’ils soupçonnent de vouloir détruire leur pays alors que l’OLP a renoncé à cette clause lors de la signature des accords de paix d’Oslo (1993).

Dans ce cas, comment expliquer que le Premier ministre travailliste Yitzhak Rabin, assassiné en novembre 1995 parce qu’il avait précisément signé les accords d’Oslo, ait accepté de franchir le pas et d’entamer un tel dialogue ?

Parce qu'il pouvait se le permettre. Pour beaucoup, même s'il était le leader du Parti travailliste, il était aussi un ancien chef de l'état-major de Tsahal [l'armée] et un héros de la guerre des Six Jours. Donc, le garant de leur sécurité. Mais s'il a conclu la paix avec les Palestiniens, il l'a fait en gardant ses distances et en faisant preuve de prudence. Il ne savait pas où il allait ni ce que ces accords donneraient.

Plus de vingt ans après sa mort, Rabin apparaît, certes, comme un homme de paix mais, à l’époque, c’était plus ambigu. En tout cas, il ne demandait pas le soutien du mouvement de la paix. Ainsi, lorsque la Paix maintenant lui a proposé d’organiser des manifestations de rue pour contrer celles de la droite et de l’extrême droite, qui s’opposaient aux accords d’Oslo, il lui a signifié un refus poli.

Qui pourrait prendre le relais en 2016 ?

Premier constat : le Parti travailliste dont Rabin a été le leader n'est plus ce qu'il a été. Il a perdu son rôle historique de chef de file du mouvement de la paix lorsqu'il a accepté de participer au gouvernement d'Ariel Sharon [Likoud] au début de la deuxième Intifada [2000-2004]. Durant sa participation gouvernementale, il a avalisé toutes les décisions prises à l'époque par un gouvernement dans lequel figuraient également des formations d'extrême droite.

Le Meretz - un autre parti progressiste - tente désormais de maintenir la flamme mais il ne pèse pas bien lourd et au plus fort de son influence au début des années 90, il ne comptait pas plus de douze députés sur les 120 de la Knesset.

Deuxième constat : il manque un vrai leader au camp de la paix. Il lui faudrait un bulldozer, une sorte de Sharon de gauche qui réussirait à regrouper différentes composantes de la société israélienne sur la base d’un plan de paix clair et précis. Pour l’heure, je ne vois personne susceptible d’assumer cette tâche mais qui sait ? Plus tard peut-être…

Le déclin du mouvement de la paix vous semble inéluctable…

Rien n'est inéluctable même si les partis et les ONG du camp de la paix sont stigmatisés en Israël. Pour reprendre du poil de la bête, la Paix maintenant tente de se tourner vers la population israélienne d'origine orientale, ceux que l'on appelle là-bas mizrahim et les Séfarades en Europe.

L’initiative est sans doute intéressante mais je doute de son succès car ce public-là n’aime pas les Arabes et je ne vois pas comment la Paix maintenant va les faire changer.