Je sais, oui, c'est le Libé des solutions, et c'est bien ce qui me pose problème: des solutions, je n'en ai pas. Quand j'étais petite, les Shadoks m'avaient bluffée avec leur fameux : «S'il n'y a pas de solutions, il n'y a pas de problèmes» - même si je me rendais bien compte que ça ne s'appliquait pas à mes problèmes de maths. Un peu plus tard, j'avais embrayé avec André Gide: «Il n'y a pas de problèmes, il n'y a que des solutions. L'esprit de l'homme invente ensuite le problème.» Je ne me souviens plus dans quel contexte Gide avait formulé cette idée qui n'a aucun sens. Le monde crève de problèmes qu'on n'aurait pas pu inventer ni même anticiper, et quand par chance on trouve une solution, le problème n'est pas réglé pour autant. Proverbe shadok 2016: toute solution reste un problème. Pourquoi? Parce qu'une solution, dans son sens premier, est la combinaison chimique de différents éléments qui se mélangent. Or, qu'est-ce qui se marie harmonieusement autour de nous? Pas les cultures, ni les religions, pas le Nord avec le Sud, pas l'Orient et l'Occident, les genres pas souvent non plus, ni les âges —pas plus que l'huile dans l'eau. Faire couple est déjà difficile, alors faire société, faire nation, faire monde? Il y a si peu de bonnes solutions.
L'écrivain antillais Edouard Glissant écrivait dans Traité du tout-monde : «J'appelle chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s'embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s'endorment ou se transforment.» Il en appelait à la «créolisation» du monde, pensant que seul le brassage des diversités nous sauverait. Mais l'inverse se produit. Les «solutions» choisies sont plutôt des dissolutions —du lien, de la fraternité, de l'humanité. Est-ce qu'un mur est une solution? Est-ce qu'une expulsion est une solution? Faisons le point, disent nos dirigeants. La «solution politique» a échoué, la «solution diplomatique» aussi, reste la «solution militaire». La guerre serait donc une solution —la seule solution? Evacuations violentes, traitements inhumains, massacres de civils: le chaos prend toute la place dans nos têtes et sous nos yeux, notre conscience est une cartographie de champs de bataille sans cesse remise à jour: Calais, Alep, Zurich, Ankara, Berlin s'ajoutent à la station Stalingrad, au métro parisien et au trottoir en bas de chez nous.
Que faire? Hier dans le métro, j'ai donné une pièce à un jeune homme et ma voisine, une vieille dame avec son Caddie, m'a murmuré gentiment: «Moi, je ne donne jamais, ça ne sert à rien, il recommence le lendemain, vous savez.» Oui, je sais, il est comme nous, il a faim tous les jours. Alors on peut signer des pétitions («Monsieur le président iranien, j'ai l'honneur de…»), participer à des marches (lu sur le Web : «Organisons une grande marche pour Alep, mais plutôt en janvier car c'est compliqué de mobiliser pendant les fêtes»). Nos initiatives sont inutiles ou pitoyables, notre sentiment d'impuissance nous cloue. La «solution» pour continuer notre existence ordinaire, surtout entre le 24 et le 31 décembre, consiste alors à nous débarrasser de questions douloureuses et de sentiments aussi pénibles que la honte ou l'effroi.
Lorsqu’on parvient à diluer son malaise dans un mélange suffisant de cécité et d’oubli, on arrive à peu près à noyer le poisson —de toute façon, le poisson est déjà mort. Et tandis que le conflit se dissout dans le sang et le sang dans les larmes, la compassion se dissout dans la peur, la mémoire dans l’oubli, l’horreur dans les courses de Noël et les courses de Noël dans l’horreur. C’est ce qu’on appelle la période des fêtes —défaites de fin damnée. Pardon pour le mauvais jeu de mots, ça a toujours été ma solution personnelle. D’ailleurs, dans le chaos-monde, Edouard Glissant invite à la trouver: il faut à la fois «chanter notre lieu», dit-il, et œuvrer pour le métissage, d’où surgira de l’inattendu. A défaut de solution, voici une bonne résolution: entre l’autre et soi, préservons le lien humain.
PS: Me vient soudain, je ne sais d'où, le mot «absolution». Il fleure trop l'église à mon goût, mais le pardon qu'il suggère me fournit une idée concrète pour ce numéro de Libé: dans nos prisons surpeuplées façon Midnight Express, la justice pourrait gracier tous les petits délinquants en fin de peine. Quelques mois de moins au trou, cela ne ferait de mal à personne et du bien à beaucoup. L'absolution, une vraie solution, pour le coup. Ou, disons, la dispense de peine. L'expression est meilleure, je la garde.
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.