Dans Libération du 22 décembre, la sociologue Irène Théry fustige à juste titre le fantasme de François Fillon d'interdire l'adoption plénière aux couples de même sexe. Il est en effet absurde de vouloir effacer un élément essentiel de la remarquable loi Taubira sur le mariage pour tous, amendement inconséquent qui serait probablement retoqué même si Fillon accédait à la fonction présidentielle, ce qui - fort heureusement - est très incertain ! Pour ma part, j'ai eu l'honneur d'être consultée par Mme Taubira et je lui avais alors fait part de mon expérience de clinicienne sur cette question : l'ouverture du mariage aux couples homosexuels et, par conséquent, la possibilité pour le parent «non biologique» d'adopter l'enfant de son conjoint, me semblait, de fait, constituer le seul garant de l'intérêt de l'enfant ainsi que de celui du coparent en cas de séparation ou divorce. Les couples homosexuels ne sont pas différents des autres : ils se séparent aussi, non sans casse bien souvent. Car, à la différence des divorces dans les couples classiques, où chacun des parents garde son statut, les séparations des couples homos ont eu, avant la loi Taubira, des issues parfois dramatiques, le coparent ayant été purement et simplement éjecté de la vie quotidienne et psychique de l'enfant par la «vraie mère».
Mais revenons au fond : l’argumentaire de Fillon repose sur la défense du modèle familial traditionnel, celui de la droite, qui est littéralement «hérissée» par le fait que les familles homoparentales sont consacrées par la loi Taubira. Dans mon expérience clinique, un des mérites de cette loi, dans l’autorisation qu’elle donne aux couples homosexuels mariés que le ou (la) conjoint(e) adopte l’enfant de la mère de naissance, est de faire cesser la scandaleuse discrimination entre des «mariés de première classe» (les mariés hétérosexuels) et les «mariés de seconde classe» (les mariés homosexuels) qui n’auraient, eux, qu’une partie des droits du mariage, comme le souligne fort bien Irène Théry.
On assiste depuis 1994 (date de la première loi de bioéthique) aux oscillations des gouvernements successifs autour des questions de famille. A partir de ma propre discipline, j’ai critiqué depuis plusieurs décennies le modèle pseudo-procréatif imposé par la loi en PMA (procréation médicalement assistée) au motif que la «vraie» filiation serait fondée sur les liens du sang, escamotant de ce fait - au prix d’un «faux légal» - la participation des donneurs de gamètes et d’embryons dans la construction de ces familles. Dans les années 90, il ne s’agissait que des couples hétérosexuels qui recouraient à la PMA ou à l’adoption. Les familles homosexuelles ainsi que la généralisation de l’adoption internationale ont désormais rebattu les cartes. Mais le dogme français de l’anonymat des gamètes n’a en revanche pas changé ; quant au double don de gamètes, il est toujours interdit tandis que l’accueil d’embryons est favorisé (pour tâcher d’écouler le stock d’embryons congelés dont les auteurs ne savent que faire !) ; l’accouchement sous X «prospère» toujours, la gestation pour autrui est vouée aux gémonies, etc.
Les familles construites grâce à une PMA renvoient en fait à une question plus politique que médicale. L'attitude de Fillon sur le mariage homosexuel en est un exemple frappant : c'est celle de la droite attachée aux valeurs familiales du début du XXe siècle. En l'espèce, elle oblitère la participation possible d'un troisième (ou quatrième) parent, ou d'un donneur de gamètes chez les homosexuels comme chez les hétérosexuels. Mais le hic est que cette position est aussi - et en tout premier lieu d'un point de vue chronologique - celle de la gauche qui, sur ces questions de bioéthique, a exactement le même discours hérité de l'ancien modèle matrimonial du code Napoléon. En PMA, les donneurs sont anonymisés, traités comme des donneurs de matériel génétique, afin de les faire disparaître de l'histoire de la famille.
La première loi de bioéthique en 1994, portée par un ministre de gauche, Bernard Kouchner, avait déjà avalisé ce déni. L’histoire des idées montre clairement que la gauche a été et reste totalement sourde à la problématique centrale de la forclusion de l’existence de sujets humains qui font un don de corps en PMA, problématique discutée presque partout sauf en France (1). Rapports après rapports (dont celui codirigé par Irène Théry en 2015), auditions après auditions, révisions après révisions, les lois de bioéthique, véritables lois du silence, sont depuis 1994 «révisées» dans le même sens… afin que rien ne change. On ne peut que constater que la France n’a pas rompu avec l’ancien modèle matrimonial qui obligeait, quand les parents n’étaient pas les géniteurs, à faire «comme s’ils l’étaient pour sauver les apparences». La triste vérité amène à constater que «droite ou gauche», ça ne change rien sur le sujet des «familles augmentées». Nombre d’«enfants du don» (l’expression est de la sociologue Dominique Mehl) existent à l’heure actuelle, majoritairement chez les enfants des couples hétérosexuels (quelque 20 000 sujets, enfants conçus grâce à ces dons de sperme, ovocyte ou embryon, ou encore nés grâce à une mère porteuse). Quelques centaines sont des enfants de couples homosexuels ; peu nombreux, car 4 % des mariages seulement concernent actuellement des couples de même sexe et tous les homosexuels ne sont pas des candidats parents.
Alors, oui, il est ridicule et consternant de la part de François Fillon de vouloir interdire l’adoption plénière aux couples de même sexe. Mais ce fantasme d’arrière-garde, c’est l’arbre qui cache la forêt : la forêt des enfants qui naissent de plus en plus nombreux en PMA avec des dons de gamètes et d’embryons chez des parents qui doivent en outre aller dans des pays étrangers. Car la France, même si la loi autorise les dons de gamètes (sperme ou ovocytes, mais pas les deux…), n’a quasiment pas de candidates «donneuses» alors qu’il y a surtout des demandes de dons d’ovocytes. La position de François Fillon sur le modèle familial traditionnel est certes rétrograde, mais celle qui est défendue par la loi de bioéthique française l’est encore bien plus. La France est la dernière de la classe en la matière. Je ne sais si la famille constituera une dimension centrale de la présidentielle. Il sera en tout cas intéressant de voir quelle est la position d’Emmanuel Macron, lui qui donne largement à voir une image originale d’une famille à plusieurs parents…
(1) Les recherches génétiques récentes sont formelles : cf. «La fin de l’anonymat des donneurs : la manière dont les tests génétiques vont rendre l’anonymat inutile», Human Reproduction, avril 2016.