Durant de longues décennies, la destruction des Juifs d’Europe n’a guère attisé l’intérêt des historiens. Cette carence n’est aujourd’hui plus qu’un lointain souvenir. Année après année, les théories se succèdent, afin de comprendre le crime le plus barbare commis dans l’histoire de l’humanité. Professeur à l’université Yale, aux Etats-Unis, Timothy Snyder entend ainsi relever le défi que la Shoah pose à l’entendement, en proposant à son tour une interprétation originale.
Pour l’auteur de Terres de sang (2012), la cause est entendue. S’inspirant d’un darwinisme primaire, Hitler considérait les Juifs comme des animaux, qui devaient disparaître du continent européen. Cette élimination se fondait sur un principe racial, mais également sur des considérations écologiques. La liquidation de millions d’individus coupables d’être nés offrirait à l’Allemagne l’espace vital nécessaire pour nourrir ses millions d’habitants, tout en garantissant le triomphe de la race des seigneurs.
A cette aune, les riches terres de l’Ukraine fourniraient à Berlin l’Empire qu’il n’avait pu conquérir en Afrique ou en Asie. L’entreprise visait donc à coloniser, en se lançant à la conquête de l’Est - tout en décolonisant - puisqu’elle extirperait à jamais la prétendue domination juive.
Pour assurer cette suprématie, un préalable s’imposait. Le Reich devait, dans les territoires qu’il contrôlait, semer le chaos en détruisant les structures étatiques qui assuraient aux citoyens protection et sécurité. Appliqué avant le déclenchement de la guerre en Autriche, puis en Tchécoslovaquie, ce programme fut réalisé dans l’Europe entière, avec une inégale fortune. Les Etats s’effondrèrent à l’Est - à l’instar des pays baltes ou de la Pologne - mais se maintinrent à l’Ouest - en France ou au Danemark. Dans le premier cas, l’extermination se déroula sans opposition, ou presque. Dans le second, en revanche, elle buta sur de rudes obstacles, dans la mesure où les Juifs bénéficiaient des ressources qu’offrait le maintien de leur citoyenneté, la garantie - même relative - de la loi ainsi que l’aide parfois apportée par une administration hostile aux occupants. L’attitude des populations joua également un rôle essentiel.
Dans bien des espaces soumis à la lex germanica, des habitants prêtèrent main-forte aux occupants pour assassiner des milliers de victimes. Sans que l’on puisse considérer que l’antisémitisme ait été le seul ou le principal mobile. Bien des bourreaux se lancèrent dans la curée pour piller leurs voisins ou pour occulter leurs compromissions passées avec leurs maîtres soviétiques. De fait, en assimilant le bolchevisme au judaïsme, les nazis procédaient à une ethnicisation de la culpabilité qui permit aux bourreaux de l’ère stalinienne de survivre, quand ils ne reprirent pas du service sous les plis du drapeau rouge après la capitulation en 1945.
Timothy Snyder propose ainsi un schéma explicatif inédit qui nous vaut des analyses stimulantes. Le concept de double collaboration, avec les Soviétiques d’abord, avec les nazis ensuite, illustré par des exemples étonnants, offre une clé pour comprendre l’attitude de populations locales promptes à considérer les Juifs comme de commodes boucs émissaires. Bien des affirmations, en revanche, laissent sceptiques. La quasi-totalité des Juifs vivant en Estonie furent exterminés alors que la grande majorité des Juifs danois survécurent. Les deux populations partageaient pourtant un même antisémitisme, affirme Snyder (ce qui reste à prouver). La différence entre les deux pays réside, poursuit-il, dans la disparition de l’Etat sur les rives de la Baltique et son maintien au royaume de Christian X. Ce tableau mérite pourtant quelques retouches. L’extermination débuta dès 1941 dans le premier cas, mais s’amorça en 1943 dans le second. Or, la résistance avait gagné en épaisseur au Danemark, et les Juifs ne nourrissaient plus aucune illusion sur le sort qui les guettait - un paramètre de taille. De plus, l’entreprise criminelle visait des dizaines de milliers de victimes en Estonie, quelques milliers au Danemark. La proximité de la Suède offrait un refuge dont l’Etat balte était dépourvu. Bref, la comparaison ne tient pas.
De même, le maintien de l’Etat, en France, servit le dessein criminel du Reich plus qu’il ne le contraria. Il faudrait encore souligner qu’aux Pays-Bas, certes directement placé sous la coupe du Reichskommissar Seyss-Inquart, l’Etat n’avait pas disparu. Si la reine et le gouvernement avaient rejoint Londres, l’administration et les structures néerlandaises se maintinrent. Ajoutons, pour faire bon poids, que le bilan de la Shoah est très différent selon les régions belges. 67 % des Juifs vivant à Anvers - où sévissait une milice antisémite - furent déportés, contre 37 % des Juifs bruxellois, signe que l’antisémitisme a joué un rôle plus important que le suggère Snyder. De fait, les deux villes dépendaient du même Etat. Ajoutons enfin que l’approche néomalthusienne que défend notre auteur - l’Holocauste peut se reproduire car les ressources alimentaires sont insuffisantes au vu de la croissance démographique - semble bien datée.
L’Allemagne aurait eu les moyens de développer son agriculture, ce qu’elle n’a pas choisi de faire, signe que la grande croisade à l’Est répondait aussi à des mobiles idéologiques. Bref, l’interprétation avancée par l’historien américain ne résiste pas à l’épreuve des faits. Le lecteur frustré se consolera en (re)lisant Raul Hilberg ou Saul Frieldländer, et les historiens ne pourront, après avoir lu cet ouvrage critiquable, que se remettre au travail !