La montée des populismes fait revenir en mémoire de tristes épisodes du siècle dernier et avec eux la crainte de nouveaux effondrements de nos systèmes de défense humanitaires. Cette cohorte de fantasmes se nourrit de souvenirs de plus en plus flous tant s'est accrue la distance qui nous sépare de la première moitié du XXe siècle, tant la connaissance que nous en avons se dilue à grande vitesse. Les bribes de passé que nous projetons sur les choses du présent finissent même par créer des illusions d'optique et laisser de côté d'autres périls peut-être plus redoutables.
Dans un ouvrage remarquable, The Attention Merchants (1), un professeur de l'université de Columbia, Tim Wu, nous rappelle comment les moyens de communication se sont employés à capturer toujours davantage l'attention du public pour l'inciter à acheter et à consommer encore plus. Depuis belle lurette, on offre gratuitement au citoyen lambda des nouvelles, du son (la radio) ou des images (la télévision) pour lui faire ingurgiter toutes sortes de messages publicitaires. Tim Wu fait remonter cette histoire au lancement du New York Sun (1833), journal bon marché qui vivait de la publicité. Les décennies ont passé et les médias ne cessent de perfectionner les moyens de capter et de détourner l'attention du public. Il ne s'agit pas seulement de coloniser des imaginaires pour les peupler de slogans et d'idées toutes faites mais aussi de pénétrer par le marketing tous les espaces possibles, qu'ils soient publics, familiaux et aujourd'hui individuels.
Comment parvenir à investir tous les instants de la vie personnelle ? Pour Tim Wu, Facebook et Google y sont arrivés en imposant «leur dyarchie à la tête des marchands d'attention online». Les «marchands d'attention» ont fini par se glisser jusque dans les moindres interstices de la vie privée ou au sein d'activités ou de situations qu'on pouvait croire encore hors d'atteinte : je songe à ces auditeurs qui dans la salle de la Philharmonie de Paris au beau milieu de l'Eroica de Beethoven ne résistent pas à l'envie de consulter fébrilement leurs smartphones. Non seulement cette intrusion ne suscite guère de résistance, mais il semble que les victimes trouvent toujours les meilleures raisons du monde pour justifier leur addiction. Elles finissent par considérer comme indispensable la multiplication à l'infini des écrans qui les entourent.
Pour la première fois dans l’histoire, cette captation continue ne laisse plus d’espace vide, pistant, archivant, enregistrant les moindres gestes du consommateur afin de mieux conditionner ses choix. Le succès d’une entreprise de marketing se mesure aujourd’hui au nombre d’yeux qu’elle est capable de racoler et d’enrôler à son service. Plus rien ne lui échappe ou presque. Il reste encore, il est vrai, une frontière à franchir : celle du sommeil. Celui-ci serait-il le dernier «état naturel» qui échapperait à la voracité du néolibéralisme ? Sur cette éventualité, on relira les pages que Jonathan Crary (2) consacre aux efforts qu’on déploie depuis des années pour maintenir le soldat américain mais également le consommateur dans un état de veille continuel en l’immergeant dans un monde global où les échanges et les circulations sont censés ne jamais s’interrompre.
Le contrôle de l’attention et des désirs n’est pas une invention récente. Il a longtemps été le terrain d’action privilégié des Eglises qui ont mis au point des techniques sophistiquées pour investir les loisirs des populations et les encadrer dans des activités religieuses. Les grandes machines baroques ont joué ce rôle d’une manière très convaincante à une époque où deux versions du christianisme, romaine et protestante, se disputaient les faveurs des croyants. Les prêtres ont également tenté de contrôler l’univers onirique et les pulsions des fidèles en jouant sur l’image et les techniques de la confession. Quand le catholicisme s’est répandu dans les Amériques, l’entreprise jusqu’alors restreinte à l’Europe occidentale s’est mise à tourner à l’échelle interocéanique et transcontinentale. Depuis, le monde occidental n’a cessé de générer des dispositifs destinés à canaliser l’attention des populations. Il n’a sans doute pas été le seul à le faire mais c’est lui qui est parvenu à les imposer à la planète entière. Pour l’historien, la longue durée d’un phénomène est la marque de son ampleur et de sa prégnance. Mesurées à cette aune-là, ces techniques de conditionnement qui s’affinent jour après jour pourraient constituer une menace autrement sérieuse pour la démocratie que les résurgences populistes, même si leur pénétration est plus insidieuse et plus indolore que les sorties tonitruantes de Trump ou de Marine Le Pen.
(1) The Attention Merchants : The Epic Scramble to Get Inside Our Heads, Knopf.
(2) 24 / 7 le Capitalisme à l'assaut du sommeil, La Découverte.
Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.