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TRIBUNE

Lutter contre l’évasion fiscale : sérieusement ?

Quel est le délit le plus grave : le vol de chaises en réunion ou l’évasion fiscale en bande organisée? A Dax, en plus du procès du militant Jon Palais pour «vol en réunion», le collectif des Faucheurs de chaises organise celui de l’évasion fiscale, par une table ronde qui interpellera les candidats à la présidentielle sur leurs intentions en matière de justice fiscale.
Des membres du mouvement des «faucheurs de chaises» réquisitionnent des chaises de la banque HSBC, en novembre 2015 à Lyon, pour symboliser l'évasion fiscale. (Photo Bruno Amsellem pour Libération)
par Alain Caillé, Claude Alphandery, Edgar Morin, Thomas Coutrot, économiste, Patrick Viveret, Philosophe, Robert Guédiguian, cinéaste, Susan George, écrivaine et militante altermondialiste, Vincent Drezet, Solidaires finances publiques, Florent Compain, Les Amis de la Terre, Pauline Boyer, ANV-Cop 21 et Anaiz Aguirre, Bizi !
publié le 8 janvier 2017 à 19h26
(mis à jour le 9 janvier 2017 à 9h18)

«L'évasion fiscale, c'est bientôt fini» ? Les communiqués triomphaux de l'OCDE, du G20 ou de notre propre gouvernement pourraient le laisser croire. L'échange automatique d'informations entre les fiscs de 80 pays se met en place à partir de ce début 2017. Le secret bancaire en Suisse a du plomb dans l'aile et le rapatriement des capitaux cachés rapporte depuis deux ans déjà 2,5 milliards d'euros annuels au budget de la France. L'OCDE a adopté de nouvelles règles contre l'optimisation fiscale des multinationales. Quant à Jérôme Cahuzac, il pourrait aller en prison pour plusieurs années. Dans ces conditions, à quoi bon les actions de ces «Faucheurs de chaises» dans les banques implantées dans les paradis fiscaux ? Jon Palais, l'un d'entre eux, va être jugé aujourd'hui, le 9 janvier, au tribunal correctionnel de Dax pour «vol en réunion» : ces actions sont bien sympathiques mais sont-elles vraiment nécessaires ? Il y a encore des progrès à faire, mais les gouvernants n'ont-ils pas pris la bonne voie pour lutter sérieusement contre l'évasion fiscale ?

Deux événements récents ont douché cet optimisme. Le mois dernier, au nom de la liberté d'entreprendre (et de frauder), le Conseil constitutionnel a osé censurer le «reporting par pays» prévu par la loi Sapin 2, qui aurait obligé les multinationales à publier leurs comptes dans les paradis fiscaux. Quant à Michel Sapin, il se refuse à exiger d'Apple la part qui devrait revenir à notre pays dans l'amende de 13 milliards d'euros décidée par la Commission européenne pour sanctionner l'optimisation fiscale agressive pratiquée par la multinationale américaine : la France soutient ainsi le gouvernement irlandais qui se refuse à recouvrir l'amende auprès d'Apple !

Bien au-delà de ces décisions caricaturales et injustifiables, le décalage demeure béant entre les paroles officielles et les actes. Ainsi, la Direction générale des finances publiques (DGFiP), les douanes et Tracfin, l’organisme du ministère de l’Economie chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent, sont en sous-effectifs chroniques. Alors que les pouvoirs publics prétendent avoir fait de la lutte contre la fraude fiscale une priorité, les services de contrôle de la DGFiP ont perdu 25 % de leurs effectifs depuis 2010 : de 13 000 agents à 10 000 (en équivalents temps pleins). Les suppressions d’emplois ont massivement touché les personnels administratifs indispensables au contrôle sur pièces et à la programmation du contrôle approfondi. Les agents ne parviennent déjà pas à traiter correctement de très nombreux dossiers faute de temps : comment croire, dans ces conditions, que l’échange automatique d’informations entre pays, qui va submerger les services de milliards de mégaoctets, pourra être réellement mis à profit ?

La police fiscale manque elle aussi dramatiquement d’effectifs : il n’y a actuellement que 50 agents à la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF), qui dispose de moyens d’investigation très insuffisants. Ainsi, la spectaculaire et bienvenue perquisition chez Google le 24 mai a permis de récolter 7 téraoctets de données, mais la BNRDF ne dispose que d’un vieux logiciel de traitement des données, installé sur un seul des postes informatiques, et qui requiert d’entrer les données 100 mégaoctets par 100 mégaoctets.

Quant aux magistrats spécialisés, bien loin des effets d’annonce, leurs effectifs ont en réalité fondu comme neige au soleil : alors que le pôle financier de Paris comptait 27 juges d’instruction en 2001, ils n’étaient plus que 13 en 2007 et 8 en 2012. La création du Parquet national financier (PNF), suite à l’affaire Cahuzac, est très loin d’avoir inversé la tendance, puisque le PNF ne compte que 16 magistrats spécialisés, dont plusieurs ont été transférés du parquet financier de Paris.

Il est urgent de renforcer les moyens humains et matériels de la police fiscale, dont les moyens d’investigation (infiltrations, écoutes, perquisitions, garde à vue…) sont complémentaires de ceux des agents du contrôle fiscal. Il faudrait créer des milliers d’emplois dans les services de contrôle et dans un grand service national fiscal et douanier judiciaire placé sous l’autorité du parquet national financier.

Il ne s’agirait pas de dépenses nouvelles, mais, bien au contraire, de recettes considérables : chaque agent du contrôle fiscal rapporte au budget de l’Etat plus de 20 fois ce qu’il coûte. En effet, 21 milliards d’euros de droits et pénalités sont décidés chaque année, dont 60 % sont effectivement recouvrés, soit un rendement moyen de 1,2 million d’euros par agent. Au-delà des 21 milliards de redressements, ce sont 60 à 80 milliards d’euros supplémentaires que l’évasion fiscale soustrait chaque année au budget public : il y a donc encore du chemin à faire pour trouver les ressources nécessaires au financement de la transition écologique et sociale.

Le 9 janvier à Dax, parallèlement au procès en correctionnelle de Jon Palais, le collectif des Faucheurs de chaises organise le procès de l’évasion fiscale. Une table ronde permettra d’interroger les candidats à l’élection présidentielle sur leurs intentions en matière de justice fiscale. Pour choisir, les citoyens doivent pouvoir juger de leur volonté d’aller au-delà des actuels faux-semblants et demi-mesures.

Signataires : Thomas Coutrot, coprésident des Faucheurs de chaises et membre d'Attac ; Edgar Morin, sociologue ; Claude Alphandéry, président d'honneur du Labo de l'Economie sociale et solidaire (ESS) et de France Active ; Anaiz Aguirre, Bizi ! ; Pauline Boyer, ANV-Cop 21 ; Alain Caillé, sociologue ; Florent Compain, Les Amis de la Terre; Vincent Drezet, Solidaires finances publiques ; Susan George, présidente d'honneur d'Attac, Robert Guédiguian, cinéaste ; Patrick Viveret, philosophe.