Il fait un froid de loup, impossible de ne pas mourir la nuit dehors, et pourtant la trêve hivernale ne donne pas de répit à tout le monde. En effet, si la loi prévoit qu’on ne puisse expulser quelqu’un de son logement entre novembre et mars, celle-ci ne concerne que les habitations. Or, une tente n’est pas une habitation. Une baraque en planches n’est pas une habitation. Un immeuble à démolir n’est pas une habitation. La police a donc le droit d’en chasser les occupants : ce ne sont pas des habitants. La nuance administrative est mortelle.
Qu’est-ce que ça veut dire, habiter ? Habiter quelque part, habiter là ? On ne se pose pas la question quand on rentre chez soi tous les soirs, qu’on met la clé dans la serrure, ses pieds dans des chaussons et qu’on remonte un peu le thermostat. En fait, habiter, c’est justement ça. C’est demeurer dans un lieu assez longtemps pour y avoir des habitudes. Habiter et habitude ont la même racine, c’est le cas de le dire. Il s’agit de s’enraciner là où une routine bienfaisante vous donne envie de revenir, de rester. Habiter, c’est avoir une adresse : on peut s’adresser à vous, on sait où vous trouver, vous n’êtes plus seul. C’est avoir des habitudes : par exemple, ouvrir sa boîte à lettres pour voir si on a reçu du courrier. Cette routine rassure, elle signifie qu’on n’est pas perdu. D’ailleurs, quand on l’est, ne dit-on pas : «Je ne sais plus où j’habite» ?
Quand on n’a pas d’adresse, on ne peut pas recevoir de courrier. Les bidonvilles ne font pas partie de la tournée du facteur. La première conséquence, c’est que les enfants ne peuvent pas aller à l’école. Ils n’ont pas cette habitude de partir en classe le matin, car pour s’inscrire dans une école, il faut une adresse. Pour étudier quelque chose, il faut habiter quelque part. Le camion-école ne vient pas souvent et n’assure pas le suivi quand les enfants déménagent. Si on peut dire. Le déménagement consiste à bourrer dans un gros sac des couvertures, un rideau Hello Kitty et un camping gaz, sous l’œil de la police qui a pour mission de les évacuer. La semaine dernière, j’ai accompagné des membres de Médecins du monde Porte de Clignancourt, dans le bidonville où 150 baraques construites sur les rails d’une voie ferrée désaffectée abritent (mais non, ce n’est pas un abri) un millier de Roms. Ils récusent les mots «camp», «campement» qui entretiennent à leur sujet le faux cliché du nomadisme rétif à se fixer.
Autour du poêle à bois bricolé avec un bidon, on n'est pas à une veillée scout. Il y a deux toilettes sèches pour mille personnes, des rats et la tuberculose. Et pas d'eau. Nous sommes à Paris. Ici, une grand-mère vit avec ses petits-enfants, son mari cherche des cageots pour le feu et fait la manche le reste du temps. Il regrette le temps de Ceausescu, quand il habitait la terre qu'il cultivait. Là, une femme de 18 ans a déjà deux enfants, l'aîné est trisomique, elle l'a laissé en Allemagne «en attendant». Elle espère qu'il va guérir. Son visage reste incrédule quand on lui dit que ça ne se soigne pas. Elle demande une contraception. Il faut lui trouver un rendez-vous tout de suite parce que le bruit court, semant l'angoisse, qu'une expulsion va avoir lieu avant la fin du mois. Si ça tarde trop, elle atterrira on ne sait où et elle ne retrouvera pas l'adresse du dispensaire. En quelques mois, des familles roms sont passées successivement d'un bidonville à Villetaneuse à un squat à Pierrefitte, puis à un autre à Montmagny. Parfois, on les reloge quinze jours à l'hôtel, mais ils sont loin de tout, doivent prendre le train pour aller en ville et n'ont pas le droit de faire la cuisine : finalement, ça leur coûte plus cher.
Ces Européens chassés de partout ne sont bienvenus nulle part. Leur misère est telle qu’ils en viennent à détester les migrants qui leur font concurrence dans ce malheur glacial. Sur un lit de la pièce où vivent six membres d’une famille rom, une pancarte : Familia Syria, SOS. Il paraît que les gens leur donnent plus. Mais c’est quand même avec des pièces de 2 centimes qu’ils paient aux caisses du supermarché. «Précaire» veut dire «obtenu par la prière». Qu’est-ce que ce serait s’ils ne priaient pas ?
Nous habitons l’indifférence, nous sommes au chaud dans l’oubli des autres. C’est terrible comme on s’habitue à les voir au point de ne plus les voir. Exigeons un vrai projet politique pour l’accueil, le logement, la solidarité. Aux élections, que ce soit notre premier critère. Evacuons l’inhumanité. Ouvrons nos cœurs désaffectés.
Cette chronique est assurée en alternance par Christine Angot, Thomas Clerc, Camille Laurens et Sylvain Prudhomme.