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Libération
TRIBUNE

Le sens des mots

Liberté, égalité, fraternité… La société civile se mobilise pour redonner sens à ces mots, face à des politiques migratoires brutales et à court terme.
par Etienne Balibar, Nancy Huston, Harry BERNAS, Physicien, Jean-Marc Lévy-Leblond, Physicien et un collectif
publié le 31 janvier 2017 à 17h06

Cédric Herrou et ses amis de la vallée de la Roya étaient au tribunal le 4 janvier. La correspondante du New York Times, intriguée par les «ambiguïtés de la politique française» concernant les réfugiés, soulignait «l'abondance des symboles» en jeu dans cette confrontation avec la justice. La remarque, très pertinente, ouvre une autre perspective sur le débat présidentiel.

Quelles que soient leurs opinions sur la «crise des migrants», les citoyens européens ont conscience d’une contradiction manifeste, minorée par les médias. Chacun voit combien le phénomène est complexe et relève du long terme, alors que les gouvernements cèdent au chantage à la peur, courent comme des poulets sans tête vers des mesures immédiates liées au calendrier électoral : construire des murs, ou offrir 4 milliards d’euros à la Turquie pour étancher le flot des réfugiés syriens et irakiens en les enfermant dans le désert. Et tandis que Erdogan met à l’ombre toute pensée critique, les dirigeants européens regardent ailleurs.

Nous savons tous que les mesures prises ne tariront pas le flot. Oui, il faut combattre le terrorisme. Mais la masse des réfugiés aspire comme nous, à la paix, à la sécurité et à un travail décent ; cela n’a rien de court terme. Il ne s’agit pas d’une «crise de migrants» temporaire, mais d’un changement à la fois progressif et radical. Un grand déplacement de population est en marche, dont nous ne voyons en Europe que le début - car d’un bout à l’autre de l’Orient, il se poursuit depuis des années. Pour des raisons qui ne sont pas seulement politiques, religieuses ou tribales, mais aussi économiques et de plus en plus écologiques - les guerres pour des ressources, les sécheresses, la montée des eaux… C’est un implacable changement de monde, et on le traite comme une tempête passagère. Ce décalage est à l’origine d’une crise de démocratie qui pourrait bien nous étrangler. Comment en sortir ?

«Liberté, égalité, fraternité.» «Droits de l'homme, des femmes et des enfants.» Pour l'immense majorité de ceux qui vivent en France, ces mots ont un sens très concret, présent au quotidien. Cela aussi, c'est du long terme : la raison de vivre ici qui structure la pensée. Traiter en ennemis, au nom de la loi, des réfugiés qui ont parcouru des milliers de kilomètres à pied et en embarcations à risques, ont fait face aux passeurs, aux milices et aux gangs pour échapper à la guerre et à la misère - voilà qui nie les valeurs de tous : ceux qui subissent, ceux qui regardent, ceux qui font subir. Il y a bien là un symbole. La loi dit juste qu'il faut des papiers ; les habitants de la Roya ou du XVIIIe à Paris, eux, voient d'abord des gens qui ont besoin de soins, de nourriture, de sourires. Ils aident donc. C'est humain. Ce serait contraire à la loi ? Alors changeons la loi, pas les valeurs qui font le peuple.

Aujourd'hui, l'indignation monte - elle englobe et dépasse compassion et solidarité. Elle est résistance à la xénophobie, à l'islamophobie, au racisme distillés depuis des années, et pas seulement par le FN. Les créations de groupes de soutien, les pétitions suscitées ces jours-ci disent aussi autre chose. Nous avons proposé, dans le Monde du 10 janvier, la signature d'une «Déclaration d'aide aux réfugiés» (1).

Elle ne se limite pas aux bons sentiments : il s’agit d’un appel motivé à la désobéissance civile, confrontant les droits de l’homme aux décrets qui les nient. La déclaration était soumise d’abord à tous ces intellectuels dont bien des médias soulignaient depuis longtemps le silence et l’apathie politique. Nous avons eu la surprise d’être rejoints en vingt-quatre heures par des centaines de figures parmi les plus connues et respectées dans tous les domaines de la culture. Après deux semaines, nous recevons près de mille signatures par jour. Des appels semblables connaissent le même succès. Il faut comprendre cette adhésion, lire ces textes et les quelques phrases qui accompagnent souvent les signatures, et dont le maître-mot n’est pas seulement «ça suffit», mais «enfin !». L’immédiat rejoint le long terme. Ces mots disent que le mouvement en cours devient une force politique, très particulière. On est passé de l’indignation devant le sort fait aux autres à la claire conscience qu’il s’agit de préserver notre propre dignité et nos valeurs. Les inégalités, les injustices, les conflits qui ont conduit à ce flot de réfugiés, ce sont aussi les nôtres.

En France, comme dans la plupart des pays européens et aux Etats-Unis, environ 7 % de la population vit sous le seuil de pauvreté ; il devient difficile de distinguer, dans nos rues, la nationalité de qui vous tend un gobelet. Le succès de nos appels dit ce qu’ignorent les sondages et bien des politiques : la contradiction entre les valeurs humanistes que l’Europe devait promouvoir et la réalité de ses politiques - économiques, financières, humaines - n’est pas une abstraction, elle est vécue au quotidien par la majorité. Déjà présente dans le traitement de la Grèce en 2015, cette opposition entre injustice politique réelle et dignité humaine annoncée est manifeste au coin de nos rues, dans le déni du droit des réfugiés à être traités en êtres humains. Aux Etats-Unis depuis quelques jours, un nombre croissant de Français ressentent la nécessité de gouverner en accord avec les valeurs qui leur sont, au sens propre, fondamentales. Il nous reste à convaincre le plus grand nombre, et enfin la classe si étroite des dirigeants économiques et politiques, que le moment est venu d’effacer ce goût de Vichy qui empoisonne notre air.