Questions à Arlette Capdepuy, docteur en histoire contemporaine, chercheure associée au Cemmc, Université Bordeaux-Montaigne et auteure de Félix Eboué. De Cayenne au Panthéon (1884-1944), Karthala, 2015.
Félix Eboué était issu d’une famille
noire de Guyane et était donc descendant d’esclaves. Quelle place cet héritage
a-t-il eu dans sa carrière politique ?
Félix Eboué a su très tôt, par sa grand-mère,
qu’il était un pur noir et il a toujours revendiqué son ascendance. Sa famille appartenait
à la petite bourgeoisie noire de Cayenne et il avait trouvé parmi ses proches,
des exemples de carrière menée à lutter contre la discrimination raciale afin
d’obtenir pour tous le respect des mêmes droits attachés à la qualité de
citoyens. C’est ce flambeau qu’Eboué a voulu poursuivre. En 1905, il opte pour
l’Ecole coloniale qui venait d’ouvrir une section « Afrique ». Cette
voie lui permettrait de devenir administrateur colonial et d’agir en faveur des
populations noires mais il lui faudrait parvenir au sommet de la hiérarchie.
A sa sortie de l’Ecole, il demande à être nommé en
Afrique noire. Maintenu en poste en Oubangui-Chari
(la Centrafrique actuelle), il lui a fallu vingt-deux ans pour devenir
administrateur en chef, moins à cause de la couleur de sa peau qu’en raison de
ses idées, de son indépendance d’esprit et de sa volonté d’administrer en
s’appuyant sur des chefs autochtones. Une méthode qui allait à l’encontre de la
position officielle des gouverneurs.
Quand il arrive à la Martinique comme secrétaire
général en 1934, il essaie d’établir plus d’équité à l’égard des populations
défavorisées. La mésentente qui s’installe avec les grands propriétaires
terriens blancs à cause de la couleur de sa peau et de sa couleur politique entraîne rapidement son
rappel à Paris.
En septembre 1936,
Marius Moutet, ministre des Colonies du Front populaire, l’envoie comme
gouverneur à la Guadeloupe. Le gouvernement comptait sur lui pour qu’il
réussisse à la fois à appliquer les réformes du gouvernement Blum et faire
admettre par « ses frères de couleur » que l’heure n’était plus à la grève.
Cette fois-ci, ses ennemis, des élus locaux ou nationaux, noirs comme lui,
obtiennent son rappel : ils ne pouvaient supporter sa lutte contre la
fraude électorale, son intégrité, sa popularité.
L'envoi de Félix Eboué au Tchad en novembre 1938 a été
considéré comme une sanction. Cette fois
pourtant, c'est bien par sa personnalité et ses idées que le gouverneur
s'impose. Son expérience du racisme, sa connaissance de l'idéologie fasciste
l'ont amené à mesurer ce qui pouvait attendre les populations de l'Afrique
subsaharienne en cas de victoire italienne et allemande. Le choix qu'il fait de
la Résistance, lié au refus d'essentialiser les hommes sur des critères
racistes, a déterminé l'évolution de sa carrière politique puisque de
Gaulle le nomme gouverneur général de l'AEF en octobre 1940. Installé à Brazzaville
devenue capitale de la France libre, il n'a jamais eu autant de pouvoir.
Comment les historiens
analysent-ils le rôle joué par Félix Eboué en Afrique pendant la Seconde guerre
mondiale ?
Même si leur avis diverge
sur l’action que Félix Eboué a eue au cours de sa carrière d’administrateur, de
nombreux historiens soulignent les deux rôles qu’il a eus pendant la Seconde
Guerre mondiale comme résistant et comme réformateur.
Le gouverneur Eboué est
à l’origine du ralliement du Tchad qu’il a soigneusement préparé. Cette action impulse
le ralliement du Cameroun avec Leclerc, du Congo français avec de Larminat puis
de l’Oubangui-Chari avec le gouverneur de Saint-Mart. A la fin d’août 1940, la
France libre a acquis en Afrique un immense territoire français, très riche en hommes
et en matières premières et une position stratégique cruciale. La conduite d’Eboué
lui a valu l’appui indéfectible du général de Gaulle. Félix Eboué n’est pas le
premier haut fonctionnaire à rallier la France libre (ce serait oublier le
rôle des gouverneurs des Nouvelles Hébrides et des Etablissements Français des
Indes) mais il est le premier haut fonctionnaire africain à initier le
mouvement.
Dès janvier 1941, après
son arrivée à Brazzaville, Félix Eboué s’attèle à une lourde tâche : la
réforme de l’administration des colonies de l’AEF dont il a la gestion. Nombreux
sont les historiens qui ont étudié cette politique qui se voulait novatrice tout en la replaçant dans
un contexte qui ne remettait pas en question la colonisation. En novembre 1941,
Eboué signe le texte «
La nouvelle
politique indigène
». La volonté d’Eboué a été décisive pour imposer
cette réforme. Il reprend des idées qui sans être neuves, sont adaptées à la
réalité du moment comme le rôle qui doit être dévolu aux
notables évolués. Il développe ce que doit être la « politique des
chefs » fondée sur la coopération avec les élites locales et le respect
des ethno-cultures. Depuis longtemps, la réforme des pratiques coloniales étaient
réclamée par certains administrateurs. C’est dans cet objectif que le général de
Gaulle convoque une conférence à Brazzaville pour le 30 janvier 1944. Le rôle
que Félix Eboué aurait tenu a parfois été majoré, sa surdité le contraignant à
un certain retrait. Si la tendance
réformiste ne s’est pas imposée à la Conférence, s’il ne convient pas de le
considérer comme un précurseur de la décolonisation, les réformes qu’il avait engagées,
ont orienté clairement l’avenir après 1945.
Quelle place Félix Eboué
tient-il dans la mémoire historique dans les Antilles, en France
métropolitaine, en Afrique ?
La place occupée par la
mémoire de Félix Eboué dans l’histoire varie selon les aires géographiques et
les moments considérés.
La mémoire d’Eboué est
très présente entre 1944-1949, entre son décès et son entrée au Panthéon. Partout,
Eboué devient un mythe : un descendant d’esclaves, grand administrateur
colonial, humaniste et surtout héros de la Résistance. Une icône qui
devient facilement l’objet de critiques radicales après le vote des premières
réformes en 1946 : la départementalisation pour l’outre-mer et l’abolition
du travail forcé en Afrique.
Dans les années
1950-1960-1970, la mémoire d’Eboué est mise en sommeil, discrètement entretenue
par les réseaux gaullistes et un cercle restreint d’officiels et de membres de
la famille. Cette mémoire s’exprime de manière nuancée et même teintée d’hostilité
dans les Antilles-Guyane en raison des manifestations indépendantistes. En
Afrique, le nom d’Eboué est un des rares noms parmi les colonisateurs à ne pas
avoir été martelé ni au Tchad, ni à Brazzaville. Le général de Gaulle, en voyage
dans plusieurs pays d’Afrique, s’appuie volontiers sur la mémoire du gouverneur
général qui aurait « engagé l’Afrique sur une route où on ne revient pas »
c’est-à-dire, l’association avec la France. Mais, dans le contexte postcolonial
nouveau, la mémoire d’Eboué tend bien à s’effacer.
Il faut attendre les
années 1980 pour constater une réactivation de la mémoire historique grâce à
plusieurs colloques d’historiens (1984, 1987, 2004, 2012). Ces manifestations
scientifiques favorisent la réappropriation d’une mémoire plutôt discrète qui
diffuse l’image consensuelle d’un
Français noir, républicain, patriote qui a pu mener grâce à la politique
assimilatrice de la France, une carrière dont il est intéressant de connaître
toutes les facettes. La mémoire de Félix Eboué demeure une mémoire
instrumentalisée.
Pour en savoir plus:
- les actes du colloque organisé en 2004: Félix Éboué, Soixante ans après, publications de la SFHOM, Paris 2008
- et pour réfléchir à la question de la mémoire: Olivier Wieviorka, La mémoire désunie. Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours, Edit. du Seuil,Points Histoire, 2013.
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