Qui est allé en Thaïlande – pays qui détient un taux record de mortalité routière – aura certainement noté que les chauffeurs portent sous leur chemise des grappes d’amulettes. Des revues thaïlandaises répertorient chaque mois les plus puissantes d’entre elles, énumérant leurs ingrédients pour preuve de leur efficacité : certaines amulettes sont faites avec de la terre provenant de 7 cimetières, 7 caves sacrées, 7 champs, 7 sols salés et 7 embouchures de rivières mélangées à des cendres d’offrandes d’os brûlés sur 7 autels bouddhiques et incrustées d’os pilés de 7 enfants morts. Vous voulez en savoir plus ?
Un livre protégé par un fantôme
Publié aux éditions Timeless, l'ouvrage The Thai Occult, dévoile les secrets de cette fabrique occulte. Richement illustré de photos étonnantes, parfois dérangeantes, ce document rédigé en anglais fournit en vrac une somme d'informations amassées au cours de 20 ans d'enquête. L'auteur – Jenx (pseudonyme de Peter Jenkinson) – est un proche de Peter Christopherson, ex-membre du groupe Throbbing Gristle, co-créateur de Coil, musicien d'avant-garde flirtant avec la magie sexuelle… Jenx décrit d'ailleurs la mort de Christopherson (en 2010) dans ce livre rempli d'une présence invisible. Un avertissement prévient dès la première page : chaque exemplaire possède un fantôme (information qu'il serait inadéquat de prendre pour une métaphore ou pour une plaisanterie). Il est beaucoup question de mort, donc de sexe, dans cet ouvrage habité. Ça commence avec les mots qu'il faut savoir : kuman thong, par exemple. Ce mot désigne l'esprit d'un enfant, prélevé sur le cadavre d'un nourrisson ou d'un fœtus afin qu'il vous apporte le bonheur en amour, en affaires et en sexe.
Kuman thong veut dire «enfant d'or»
La plus ancienne référence connue d'un «enfant d'or» dans l'histoire thaïlandaise est l'histoire d'un guerrier à la beauté irrésistible, Khun Paen, qui aurait vécu vers l'an 1500 et auquel les Thailandais vouent un culte essentiellement basé sur la puissance sexuelle que ce surmâle matérialise… Il est souvent représenté entouré de femmes. Ces femmes le sucent ou se font pénétrer. «Il procure une indestructible confiance en soi et rend courageux» ; «Il apporte la victoire dans tous les aspects de la vie» ; «Il aide à triompher de tout». L'histoire de Khun Paen – enseignée à l'école – inspire d'innombrables feuilletons TV. Elle a fait l'objet d'une saga (Khun Chang Khun Phaen) dont la traduction en anglais dépasse les 1400 pages, remplie de bruits et de fureur. C'est dans cette saga, dont les versions les plus anciennes diffèrent, que le premier «enfant d'or» apparaît. «La version la plus populaire raconte que Khun Paen s'enferma dans un cimetière à l'aide de fils sacrés, afin d'invoquer le fantôme d'une femme qui était morte enceinte afin de lui prendre son fils : il coupa l'esprit du fœtus dans son ventre et s'en empara.»
Un enfant pris dans la matrice d’une femme morte
Les fantômes de fœtus (Phi thai hong) sont très efficaces à la fois parce que l'esprit de l'enfant a soif de vie et parce que l'esprit de sa mère le protège, explique Jenx. «Après un long et terrifiant combat dans le cimetière, Khun Paen fit la preuve qu'il pouvait tenir tête à des fantômes. […] Dans une autre version de l'histoire, Khun Paen assassina sa compagne qui était enceinte de lui et lui ouvrit le ventre pour en arracher le fœtus qu'il fit ensuite rôtir à feu très doux afin de le dessécher, pendant plusieurs jours de suite, sans cesser de chanter des mantras afin que l'esprit de l'enfant s'attache à lui. Il se peut qu'il ait également recueilli l'huile du cadavre… ces corps gras sont en effet des instruments nécromantiques extrêmement puissants connus sous le nom de Nam pan prai. La tradition ajoute que le bébé, une fois desséché et déshydraté, doit être couvert de laque ou d'une cire d'abeille et ensuite de feuille d'or, appliquée notamment sur le visage pour lui donner un aspect moins répugnant : c'est de là que dérive l'appellation «enfant d'or».»
Des amulettes avec des restes humains
L'existence des kuman thong (kmt) est toujours avérée de nos jours. Les plus recherchés sont des momies de fœtus, au visage laqué d'or ou d'argent. Mais ils existent aussi sous la forme de statuettes d'enfant contenant des restes humains appelés prai (huile, os, cheveux) ou, plus couramment, d'amulettes, c'est-à-dire des ampoules en plastique ou en verre contenant tantôt un moulage en terre mêlé de cendres humaines, tantôt un morceau d'arbre sacré ou d'os humain sculpté (si possible un os crânien), parfois même de la chair humaine modelée et enduite de substances imputrescibles. Chaque kuman thong possède l'esprit d'un enfant, qu'il s'agisse d'un mort-né, d'un enfant avorté ou d'un enfant «prélevé» sur le corps d'une femme morte alors qu'elle était enceinte. Les femmes qui se sont noyées ou suicidées à environ 7 ou 8 mois de la gestation sont réputées pour donner les kuman thong les plus influents. On pourrait facilement en déduire que, par appât du gain, les trafiquants de kuman thong commanditeraient des meurtres ou des vols de cadavre. Qu'en est-il ?
D’où viennent ces «restes» ?
Sur ce point, les explications de Jenx sont un peu confuses mais rassurantes (?). Il s'avère que les proches du mort demandent souvent à un expert de recueillir l'esprit du mort si celui-ci a péri avant même sa mise au monde ou dans des circonstances dramatiques, afin de pouvoir continuer à l'aimer (et le consoler). Or il est impossible d'attraper un esprit sans prai. L'huile de mort, ses os, ses cheveux font donc partie des produits que les proches cèdent apparemment sans trop de difficultés, puisqu'il s'agit d'ingrédients indispensables pour «attirer» l'esprit d'un défunt sur un support qui doit être le plus proche possible d'un corps. Les prélèvements sur les cadavres seraient donc tolérés par les autorités parce qu'ils participent d'un système qui vise à libérer les âmes de leur immense souffrance. Inviter ces âmes en peine à s'installer dans des effigies est un acte de compassion, explique Jenx. Quant à la dépouille elle n'est qu'une enveloppe, raison pour laquelle son recyclage ne choque personne. Jenx en veut pour preuve une pratique étonnante : il arrive, dit-il, que pour calmer l'âme d'un mort sa famille confie le cadavre à un temple bouddhique afin que les moines observent sa décomposition : le cadavre est suspendu à un croc de boucher et éventré pour que ses entrailles sortent, pendant plusieurs mois. Le mort – ayant ainsi contribué à l'éveil des moines – peut s'en aller dans l'autre monde, pacifié par cette bonne action.
Qui sont les fabricants de kuman thong ?
Il existe, pour résumer de façon très grossière, deux types d'experts en occultisme : les moines (luang phor, LP) et les nécromanciens (ajarn). Les moines qui ont accédé à la conscience de la vacuité en observant des cadavres sont considérés comme les seuls aptes à recueillir l'esprit d'un défunt : ils sont capables de créer un corps astral et d'appeler par des prières l'esprit dans ce corps qu'ils déposent ensuite dans l'effigie. Ils travaillent en collaboration avec les familles en deuil. Les nécromanciens (ajarn), eux, travaillent plutôt avec les crématoriums, les cliniques d'avortements et avec les associations de volontaires chargées de recueillir les corps des accidentés de la route, des suicidés et des victimes de meurtre. Bien que leurs pratiques soient plus clandestines, les ajarn ne semblent pas travailler dans l'illégalité. Jenx ne donne cependant aucune précision concernant la loi. Il se contente de suggérer que les ajarn oeuvrent en toute impunité. La seule permission qu'ils demandent est celle des morts : aucun ajarn ne prendra de l'huile sur un corps qui a refusé les offrandes. Encore ne prendra-t-il que 10 gouttes, pas une de plus. Lors des rituels d'invocation des âmes, qui se déroulent obligatoirement dans les cimetières, les ajarn prennent toujours soin de vérifier que les esprits présents les acceptent. Ce rituel a lieu de nuit. L'ajarn installe des effigies (amulettes, statuettes, momie, poupées) qui contiennent du prai et y fait entrer des âmes, si possible des âmes d'enfant. Là encore, le texte est un peu obscur. Il semblerait que les kuman thong les plus efficaces soient faits avec des cocktails mélangeant plusieurs huiles de mort (si possible 7 huiles prélevées sur des cadavres de fœtus ou de nourrisson).
Comment adopter un enfant d’or ?
Le livre contient plusieurs interviews passionnantes concernant l'adoption : si vous laissez entrer un enfant d'or dans votre vie, prenez garde à vous. «Il est important de l'appeler avec une voix pleine d'amour, recommande un propriétaire, et de lui présenter son nouvel environnement. Il ne faut pas le placer près d'autres icônes. Il doit avoir son propre espace de dévotion. Ne le placez pas face à l'est, au pied d'un lit ou sous un escalier. Il aime les bougies, l'encens et les chants. Comme tous les enfants, il apprécie les sucreries, le lait, les fruits, les bouteilles avec une paille pour l'aider à boire.» Impossible de partir en vacances en laissant l'enfant d'or seul dans l'appartement. Quelqu'un doit veiller sur lui, lui apporter à manger deux fois par jour, comme à un chat. Bien que leur adoption représente une lourde charge, les kuman thong sont de plus en plus populaires en Thaïlande qui a même vu le marché exploser avec l'apparition récente de poupées en vinyle : les luk thep («enfant ange»). Depuis 2015, des restaurants proposent le menu enfant aux possesseurs de luk thep. La compagnie d'aviation Air Thai incite elle aussi à l'achat de places supplémentaires pour ces poupées, en garantissant qu'elles seront traitées comme des humains : les hôtesses leur rappellent d'attacher leur ceinture, leur offrent des snacks et un plateau-repas… Bien qu'elles aient l'air de simples poupées, elles contiennent des restes humains (de l'huile de mort, au minimum), ainsi que le révèle Jenx. Si vous en voyez une, soyez affectueux(se) et tendre. Les esprits des morts sont comme nous après tout : tout ce dont ils ont besoin, c'est d'amour.
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A LIRE : The Thai Occult, de Jenx, éditions Timeless, 2015. Ghost edition.